La perspective dite classique, celle de la Renaissance, n'est pas univoque, comme en témoigne la diversité de ses noms : centrale, géométrique, illusionniste, artificielle, linéaire, légitime, etc... Il y a deux façons de la décrire, apparemment contradictoires :
- c'est un artefact, une technique, un instrument d'illusion qui vise à tromper, à appeler le désir du sujet dans le tableau, et qui en outre exclut certains éléments qui ne trouvent pas de place dans son ordre.
- elle est naturelle, mathématique, régie par des lois. Elle a été montrée expérimentalement par Brunelleschi vers 1425, par le moyen d'un dispositif vérifiable et conforme aux principes de la raison, théorisée par Alberti et abondamment démontrée. Chaque chose peut et doit y trouver un juste lieu où s'inscrire.
Le paradoxe de la perspective illusionniste est que cette technique qui ordonne le tableau par rapport à un sujet (quoique réduit à un oeil) est aussi celle qui se croit la plus objective. Des règles strictes y sont applicables, mais le signe s'efface devant le sens. Le réel semble y triompher, mais c'est la sphère du moi qui s'y épanouit. Elle définit un lieu abstrait dans lequel les figures s'humanisent. En tant qu'espace géométrique, elle est aussi un lieu à habiter et à vivre. En 1495-97, Léonard de Vinci en avait tiré les conclusions : la perspective géométrique de la Cène est déjà doublée par une perspective vocale.
Dès que la perspective a été résolue comme problème technique, elle a posé un problème artistique. Les peintres, confrontés à la tension entre les deux aspects, ont du faire des choix, et c'est généralement l'illusion qu'ils ont choisie. Même si le public est trompé par son intuition et les critiques par l'académisme, on sait maintenant que plus un art évolue vers le naturalisme, plus il intègre des conventions. La peinture occidentale s'est crue naturelle grâce à la perspective; c'était une erreur, voire une faute, que la photographie a révélée.
En général, on définit cette perspective par la méthode de projection. Chassant de son esprit le support matériel du tableau tel qu'il est, on l'imagine comme une surface (plan de projection) traversée par le regard, avec un point de vue, des points de distance et des points de fuite. C'est une des façons d'obtenir une illusion de profondeur. Mais il y en a d'autres : par exemple le cadre, le contraste des couleurs, le clair-obscur. Choisir l'une ou l'autre est une question de style ou d'esthétique plus que de vérité.
Plus que sur le visible, la perspective classique s'appuie sur un invisible qui la précède, sur des frayages inconscients irréductibles qui la conditionnent. Elle est une scène théatrale qui se donne pour transparente, mais s'ouvre sur une quatrième surface invisible.
Sa légitimité est restée peu contestée pendant des siècles, dans les arts plastiques, au théatre ou dans l'organisation des pouvoirs politiques. Vers 1900 - bien avant l'électronique -, le second temps de la modernité l'a remise en cause. Au cinéma, art de l'homme privé, elle coexiste à présent avec d'autres régimes de vision, mais elle est loin d'avoir disparu.
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