Derrida
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Le Caravage détruit la peinture                     Le Caravage détruit la peinture
Sources (*) : Perspective, énonciation, sujet               Perspective, énonciation, sujet
Louis Marin - "Détruire la peinture", Ed : Champs-Flammarion, 1997, p26

 

Les bergers d'Arcadie (Nicolas Poussin, 1637) -

Le tableau de Poussin, "Les bergers d'Arcadie" (1637-38) s'interprète lui-même; par quatre mots au centre de la toile, "Et in Arcadia ego", il représente le procès de représentation

   
   
   
                 
                       

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"Et in Arcadia ego" peut se traduire par "Moi, je suis aussi en Arcadie", ou encore "Et moi, je vivais aussi dans l'Arcadie" - l'Arcadie étant le pays idyllique, enchanté, décrit dans les Eglogues de Virgile. Selon Louis Marin, le tableau se rapporte à la structure de l'énonciation. Les quatre bergers étant silencieux et le tableau lui-même dépourvu de parole, ce sont les gestes qui désignent ce qui est à voir : "Ceci", "Vois". Et qu'est-ce qui est à voir? Une inscription, par laquelle Poussin fait parler le tableau. C'est lui qui dit "je" (ego), qui parle, qui s'interprète lui-même avec ces quatre mots sur la paroi du tombeau. Il s'agit d'une phrase avec sujet de l'énonciation, mais sans verbe, d'une proposition discursive qui n'est pas proférée par un locuteur mais écrite, sculptée dans un tombeau, d'un jugement qui n'est pas vocal, mais tracé, comme si c'était la mort elle-même qui parlait - ou bien comme si la mort pouvait être présente à elle-même. Quand "ça s'écrit", le sujet qui écrit est expulsé, il se tait, et celui qui raconte l'histoire fait parler un mort.

Ce tableau ne raconte aucune histoire, il raconte à la fois la représentation de l'histoire, sa relation à l'écriture et à la mort, et sa déconstruction. En condensant dans la même image l'affirmation du bonheur (l'Arcadie) et la mort (le tombeau et l'épitaphe), il expose au regard la dénégation d'une absence ou d'une disparition, celle du sujet de l'énonciation, de l'"ego". Le sujet n'est pas absent dit-il, sa place est désignée, de l'autre côté de la scène, mais c'est une place vide.

Au centre du tableau, en son point de fuite, une parole sort de la pierre. Que dit-elle? Un énoncé inscrit dans le marbre, fixe mais jamais fixé, à tous et à personne, errant, divaguant, dépourvu de sens, insignifiant. Le spectateur s'en empare comme énigme, il en fait un signe, l'amorce d'un récit. C'est un coup de force, une violence.

Quatre bergers (trois hommes et une femme) sont réunis silencieusement autour d'une tombe. Au centre l'un d'entre eux, un genou replié, regarde une inscription qu'il semble toucher du bout du doigt, à l'endroit où la lettre R du mot "Arcadie" est écrit et où son ombre se projette. Sur les trois autres bergers, deux regardent l'homme agenouillé (la femme, une main appuyé sur le dos de son voisin, et celui qui est accoudé sur la tombe). Le troisième berger désigne le premier de sa main gauche, et regarde la jeune femme. Tous quatre sont reliés par une arabesque qui suit approximativement les têtes et les gestes des bras. Mais cet entrelacement, ce système d'échange, ne raconte aucune histoire, tout au moins aucune autre histoire que celle de l'inscription, cette inscription énigmatique qui nous est donnée à comprendre.

 

 

Comment interpréter ce dispositif? Ce pourrait être une allusion à Dibutade traçant sur un mur l'ombre du mythe d'origine de la peinture, si le personnage agenouillé traçait quelque chose, ce qui n'est pas la cas. Ce pourrait être aussi une sorte de "Vanité", de memento mori, une allégorie du destin inéluctable de tous les mortels. Le doigt tendu du berger sur son ombre serait alors le signe désigné de sa propre mort, et l'inscription se traduirait : "Moi, la mort, je suis aussi en Arcadie" - et toi, le mort, avec tous tes plaisirs, tu y seras bientôt également. Ce pourrait être une structurelle temporelle, le déploiement d'une sorte de temps originaire : l'homme agenouillé montrerait le futur, tandis que celui qui regarde la femme serait tourné vers le passé (suspens du temps, durée saisie au moment de son apparition). Ce pourrait être la structure de la communication : un berger (à gauche) qui donne à voir [émission], une bergère qui reçoit [réception], un berger (à droite) qui réfère [référence], un berger agenouillé qui transmet [message, code]. Tout en cherchant à s'effacer, le peintre se placerait dans la métaposition du linguiste.

L'homme agenouillé, que tous les autres regardent ou montrent, essaie de lire ou d'épeler une ligne écrite. Par son corps porte-voix, par sa bouche ouverte, "ça dit" quelque chose; "ça profère" Et in Arcadia ego. Mais nul ne peut dire qui parle, pas même lui, qui regarde le tombeau comme nous regardons le tableau. Cet homme agenouillé nous représente (nous les spectateurs).

 


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