Jacques Derrida a écrit deux textes sur Karl Marx. Avant Spectres de Marx, dont la publication date de 1993, il a prononcé en mai 1990 une conférence qui témoigne de sa recherche pour "inventer une autre manière de lire et d'analyser le Capital, le livre de Marx et le capital en général" (p56). Publiée en livre en 1991, cette conférence tend à restituer au mot "capital" sa complexité sémantique et son épaisseur historique. La finance mondialisée est née en Europe, et pas ailleurs, en ce lieu occidental, ce cap qui fait la pointe d'un vaste continent. La problématique derridienne se distingue de celle de Marx : le privilège du capital et de son corrélat, la plus-value, nait dans le discours, dans la langue, et pas seulement dans le partage des richesses. Il y a un esprit du capital. Marx voudrait conjurer cet esprit, ce spectre, en finir avec lui, il voudrait que l'exploité récupère son corps, sa propriété. Mais l'ancrage de l'esprit du capital dans la tradition est trop fort, il repose sur d'autres bases. Pour résister, il faut, dit Derrida, viser un autre cap qui ne soit plus un cap, l'"autre du cap", tout autre chose. Pour aller vers cet autre cap, il faut à la fois se souvenir du cap européen, indissociable du discours de la modernité, et le trahir. Il faut pour cela passer par le mot capital, son étymologie et ses derivés :

- caput, la tête en latin, partie supérieure du corps ou de la personne,

- le capitaine, ce chef qui commande,

- le cap, ce but, ce bout, cette extrêmité, cette pointe avancée vers laquelle on navigue, à laquelle l'Europe s'est identifiée (l'Occident),

- le chapitre (d'un livre, ou d'une congrégation),

- la capitale, au sens géographique et aussi comme position centrale, à laquelle il faut répondre, mias tout en résistant à cette centralité (l'expérience d'un impossible),

- le discours capital (celui de la modernité, de l'identité culturelle européenne),

- le point capital (dans un écrit, mais aussi dans un moment de crise, comme aujourd'hui),

- la peine capitale (cette exception du droit, à comparer avec le caractère exemplaire, exceptionnel de l'Europe),

- les lettres capitales. Dans les années 1930, Valéry constate l'urgence de trouver à l'Europe une autre direction. Le défi capital, c'est le jour d'aujourd'hui (p17), AUJOURD'HUI, écrit-il en lettres capitales.

- la dimension capitale comme maximum objectivable, pour ce qu'on nomme le sujet et ausi pour ce qu'on nomme l'Europe,

Capital est un mot latin, comme les mots culture, colonie ou civilisation. Valéry s'en sert pour définir la culture européenne, cette machine à fabriquer de la civilisation, ce territoire où l'esprit, la liberté et le commerce sont étroitement associés. Le capital est lié à la mémoire, à l'économie, à la propriété, aux valeurs fiduciaires et culturelles. Il peut s'accroître ou péricliter, comme un corps. Mais à travers l'esprit, ou en tant qu'esprit, il peut aussi produire une plus-value absolue. L'événement de l'Europe, c'est justement cela : par la multiplication des échanges, notamment autour de la Méditerrannée, le capital produit autre chose que lui-même, du tout autre. Ces significations se retrouvent dans le mot "capital", qui "capitalise dans le corps de l'idiome" (p38) à la fois le cap et l'autre cap.

Après l'effacement ou l'affaiblissement de la dogmatique marxiste, anti-capitaliste, il ne faut pas renoncer à la critique des effets du capital ou du marché. Le moment de crise qui a lieu aujourd'hui, c'est celui où le discours capital de l'identité culturelle européenne (fini) trouve en lui les ressources d'infinitude pour inventer un autre geste (un autre cap).