A propos de sa responsabilité, dans le travail philosophique qu'il fait, Jacques Derrida parle plusieurs fois d'injonction, de loi. Heidegger, explique-t-il, "nous laisse l'injonction de penser ce qu'il n'a pas pensé" (p82). C'est une "injonction faite à notre responsabilité devant la nécessité de le lire" (p83), une injonction écrite dans ce qu'il y a "de plus terrifiant mais peut-être aussi de plus précieux dans son héritage", une injonction à laquelle il faut répondre, sans s'arrêter au moment kantien, celui de l'impératif catégorique, du sujet, des droits de l'homme et de l'axiomatique démocratique (p103) - car la pensée de Heidegger elle-même, y compris dans sa dimension nazie, n'est pas étrangère à cette axiomatique.

Aujourd'hui, l'éthique manque de fondement, nous ne savons pas la définir, mais malgré ce manque elle nous aura déjà engagé. "À quelle responsabilité est-ce que j'obéis en faisant le travail que je fais, en général, au sujet de Heidegger : c'est une question ouverte. Je sais que j'obéis à quelque chose. La définition de cette loi, de cette injonction, je ne l'ai pas sous une forme philosophique aujourd'hui". Il y a, pour reprendre les mots de Heidegger, un appel (Ruf), une culpabilité ou un endettement originaires (Schuldigsein). Le cheminement derridien, c'est qu'il aura dû passer par cette problématique qui est celle de l'être, en sachant qu'elle n'était pas suffisante. "Les insuffisances que je pourrais décrire, à mon sujet, là-dessus, je ne pourrais les décrire qu'en me référant à une règle ou à une loi", dit-il.

La dernière voix (Karim Hussain, 2002).

En s'exprimant de cette façon le 6 février 1988, on peut se dire après-coup qu'il annonce déjà le thème pluriannuel des séminaires qu'il prononcera de 1991 à sa mort : Questions de responsabilité. Après Politiques de l'amitié (1988-91), ce sera la seule problématique qu'il poursuivra pendant plus d'une décennie. La tâche restera inachevée, comme il le dit, ouverte sur l'avenir : autour de la réponse, du témoignage, de l'hospitalité, du parjure, du pardon, de la peine de mort, de la démocratie, du souverain, etc., il aura mis en œuvre le programme annoncé à Heidelberg, en lisant d'autres auteurs mais en gardant toujours ouverte la question sous-jacente à propos de Heidegger - qui est la question du nazisme. Comme si, dans ce cycle long, depuis la décade de Cerisy sur Les fins de l'homme (1980) qui lui était déjà largement consacrée comme le rappelle Philippe Lacoue-Labarthe (LCDH p114), il n'avait jamais cessé d'être habité par cette question-là : comment se fait-il que Heidegger puisse écrire dans l'ancrage de la métaphysique occidentale et aussi dans un engagement politique nazi? Ce travail qui était déjà entamé une trentaine d'années avant le conférence de Heidelberg ne s'arrêtera jamais (il est toujours en cours).