Selon Derrida, le cœur du livre Robinson Crusoé, son fantasme privilégié, primordial, c'est "mourir vivant", à la fois pour le personnage du livre (être mangé par des bêtes sauvages, des cannibales, détruit par un tremblement de terre) et pour le livre lui-même, que des millions de lecteurs font vivre en le lisant, l'interprétant, l'enseignant, le traduisant, le filmant, etc. Le fantasme d'une alliance singulière entre le mort et le vivant, c'est ce qu'il nomme survivance, qui n'est pas le prolongement de la vie ni un supplément de vie mais l'opération de la trace. Ce n'est pas le je, l'auteur qui dispose de la trace, c'est l'autre. Ce sont les autres qui disposeront de mon cadavre après ma mort, et ce sont les autres qui liront les livres que j'ai signé. S'ils les lisent, alors cette chose morte s'animera. L'archive sera à l'œuvre comme survivance.

Robinson Crusoé rêve de mourir vivant, mais en homme réaliste, en chrétien, il commence par rester dans le sens commun. Le fantômatique, le spectral, il faut d'abord le nier. Ne croyez pas que je crois aux fantômes. La dénégation est l'un des chemins par lesquels on avoue sa nostalgie, sa mélancolie, et aussi son désir. "Le fantasme est effectivement plus effectif, plus puissant, il est en effet plus puissant que ce qu'on lui oppose". Repousser le spectre, le conjurer, c'est aussi en faire l'expérience.

Une image d'Anthropophagus, film de Joe d'Amato (1980).

Derrida n'hésite pas à généraliser cette fonction de la conjuration. "Dire je ne sais pas quant au fantasme et au revenant, c'est la seule façon de les prendre en compte dans leur pouvoir effectif même". Ce pouvoir effectif, c'est celui de "la trace survivante en général". La trace n'a de pouvoir que si elle est déniée, conjurée; et c'est ce qui arrive avec le fantasme. Dans l'esprit de Robinson Crusoé, mourir vivant est une horreur, une sauvagerie, dont les rites d'enterrement devraient nous protéger. Mais il ne pense qu'à ça, il ne rêve que de ça.