Le champ philosophique s'est constitué en se coupant de la signature du philosophe. Au sens traditionnel du terme, un philosophème ne devrait plus dépendre de son lieu d'émission ni du nom de l'auteur. L'autobiographème devrait être exclu de ce champ. Pourtant ce lieu d'émission revient, il fait retour dans un style, une voix, un timbre, une vibration, un souffle, un ton, un idiome. Le destin de la voix cachée, à ne pas confondre avec la voix présente, procède de la bouche, de l'oralité, du corps, des lèvres, de la trace. Elle fait retour dans l'écriture par des chemins imprévus [même dans les textes dont l'auteur est le moins connu, voire inconnu]. Ce retour de la voix, aux marges de la philosophie, est ce qui intéresse Derrida, c'est cela qu'il essaie de faire entendre dans les textes. Ce travail qu'il s'est assigné à lui-même n'est pas simple, il est même extrêmement compliqué. Il faut prendre en considération des symptômes, des choses non maîtrisables, un lieu d'émission qui se dérobe, crypté, secret, réservé, qu'on ne peut ni dévoiler ni montrer ou exhiber par les canaux conventionnels, mais qu'il faut garder. Ce lieu d'émission s'incrit quand même, ça s'inscrit. Il faut essayer de le lire et aussi de l'écrire, ce qu'il fait dans des textes qu'il signe par exemple Glas ou La carte postale (et aussi peut-être dans ce livre dont il dit qu'il ne l'écrira pas, le seul digne d'être écrit) - mais lui-même ne sait pas ce qui s'inscrit, il cherche son lieu, sa voix tremble. Il y a du désir, de la jouissance, de la promesse, une vibration singulière (différentielle) qui fait peur, qui dégoûte peut-être. Je suis terrifié dit-il. On ne peut réduire cette voix cachée à aucun contenu, aucune présence.

Un exemplaire de la Métaphysique d'Alexander Gottlieb Baumgarten (1739) annoté par Kant. Il a été son livre de référence pendant quarante ans avant d'être remis en question dans la Critique de la raison pure (1781).

Le rapport aux textes philosophiques est double : d'un côté il y a du plaisir à "lire des textes, les comprendre, les expliquer, en écrire, m'expliquer avec des textes philosophiques, des systèmes philosophiques" (Derrida, PDS p147). C'est l'ambition du philosophe, une ambition folle, démesurée, le projet de rendre compte de tous les discours et de tous les arts possibles, un désir de pouvoir, de maîtrise, de savoir absolu (Hegel) qui dépasse celui des plus grands hommes politiques. Mais d'un autre côté on peut aussi se passer de ce type de lecture, renoncer à ce désir de puissance, s'effacer modestement. La combinatoire des concepts peut sembler dépassée, épuisée. Une autre jouissance résiste à ce jeu : "Il y a une voix cachée, une parole, une écriture ou une signature, qui est là, dissimulée, avec une scène d'une violence inouïe, qu'en général l'institution universitaire vient recouvrir" (p148). Le Platon le plus passionnant n'est pas nécessairement le plus systématique, ni le Descartes ou le Kant. On peut s'expliquer autrement avec eux, du côté d'une autre aventure, celle de l'impouvoir et de l'impuissance. Il s'agit d'entendre les enjeux inconscients, l'autre voix refoulée, "hantée par le diable" (p150).