Jacques Derrida fait remarquer que, dans la même tradition (judéo-chrétienne), on trouve les deux argumentaires qui reposent sur deux axiomatiques distinctes :

- pour être acceptable, il faut que le pardon soit demandé par le coupable à la victime, et seule la victime peut l'accepter ou le refuser. La demande est nécessaire, mais elle n'est pas suffisante pour justifier le pardon. On peut exiger, en plus, un châtiment, une sanction, un aveu, un remords, un repentir, une expiation. C'est la conception pénale du pardon. S'il n'est pas demandé ou s'il est impossible de le demander, alors il ne peut pas y avoir de pardon, et même : il serait immoral de l'accorder.

- dans l'autre axiomatique, le pardon digne de ce nom ne peut pas être fondé sur une réparation de ce type, une économie. Même s'il n'est pas sollicité, il peut être accordé. On n'est pas dans l'économie, mais dans une autre éthique, une éthique hyperbolique (éthique au-delà de l'éthique) dans laquelle l'appel du pardon n'entre dans aucune symétrie ou réciprocité. Dans cette démarche la possibilité du pardon n'est pas liée à une demande ou une absence de demande. Le pardon peut avoir lieu sans demande, et il peut être impossible, même quand il est sollicité. C'est le cas de la Shoah selon Jankélévitch. Quand le crime est monstrueux, quand il dépasse la mesure de l'humain, quand il renvoie au mal radical, il ne peut pas être accordé. Même s'il était demandé, même s'il était puni, il resterait impardonnable. En l'acceptant, on risquerait l'oubli, la trahison des victimes, ce qui serait scandaleux, honteux.

Le fils (Jean-Pierre et Luc Dardenne, 2002). [Involontairement, sans calcul, l'impardonnable en appelle au pardon, mais on ne peut ni suturer, ni cicatriser la blessure.]

Cette double axiomatique ne réside pas dans deux héritages différents, mais dans le même héritage (dit judéo-chrétien), qui "transporte une force d'implosion dont nous ne cesserons d'enregistrer les déflagrations, un héritage qui se contredit lui-même et s'emporte, s'enflamme, je dirais plus froidement se "déconstruit" lui-même" (Derrida, Le parjure et le pardon, p39).

Citation de Vladimir Jankélévitch : "Je dégage une éthique que l'on peut qualifier d'hyperbolique pour laquelle le pardon est le commandement suprême; et, d'autre part, le mal apparaît toujours au-delà. Le pardon est plus fort que le mal et le mal est plus fort que le pardon. Je ne peux pas sortir de là. C'est une espèce d'oscillation qu'en philosophie on qualifierait de dialectique et qui me paraît infinie" (entretien donné à Renée de Tryon-Montalembert, publié en 1977). Jankélévitch est conscient de la difficulté, il se rend compte de la tension qu'il doit affronter, mais sa colère est très grande. Il défend les deux axiomatiques en même temps.

Jacques Derrida assume ce double héritage, mais en plus, en reprenant à son compte l'éthique hyperbolique de Jankélévitch et en en tirant toutes les conséquences, il se situe aussi en-dehors de cet héritage. En-dedans-en-dehors de cette tradition, dans ses murs hors les murs, au-delà dans son noyau sémantique, c'est l'aventure qu'il prend au sérieux.