Derrida
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Le retour de Danel Qilen                     Le retour de Danel Qilen
Sources (*) : CinéAnalyse : À la poursuite d'un Juif errant               CinéAnalyse : À la poursuite d'un Juif errant
Ouzza Kelin - "Les récits idviens", Ed : Guilgal, 1988-2018, Page créée le 23 mars 1997

 

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Une hantise qui vient

Danel Qilen trompe la solitude de la nuit

Une hantise qui vient
   
   
   
                 
                       

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(Danel) J’ai rêvé dans cette langue inconnue, à Bibracte, cette phrase, ce morceau de phrase répété plusieurs fois, cette partie familière et redite, c’est là qu’était inscrit ce qui dans cette histoire me concerne moi, personnellement, inscrit à l’avance depuis ce séjour éduen mais je ne peux pas en comprendre le sens, je suis comme un petit chien ou un petit d’homme qui devine que là-haut, dans leur sphère propre, dans la sphère des humains et des grandes personnes, quelques possesseurs du langage inconnu parlent de moi, mais je ne sais pas ce qu’ils disent.

Danel fit quelques pas dans le couloir.

(Danel) On est dimanche, il faudrait que j’aille me promener, je me demande comment j’ai pu rester là, dans cette réclusion volontaire, dans cette dépendance non-dite, pendant tant de jours si longs. Pas question de rester confiné dans ce trou! Demain je me gaverai d'air libre, je ferai connaissance avec le Paris du siècle vingt-et-un, j'arpenterai les rues, je draguerai la minette, je visiterai la ville, je suivrai le chemin des touristes qu'abhorre Bendito, je humerai l’air moderne et surtout je me renseignerai pour trouver du travail.

Il accéléra son pas d'un bout à l'autre du couloir, incapable de faire plus que des allers-retours. Un brouhaha informe montait de l’étage inférieur.

(Danel) Ils discutent, encore et toujours ils discutent. C’est assez particulier, cet endroit, il génère la solitude par le bruit des voix. Il faut toujours que quelqu’un parle. Ce n’est pas le vide habituel, celui du silence ou des clameurs, c’est le vide immiscé dans la parole. C’est ainsi que le monde marche, c’est ainsi que le Cercle continue de tourner. Seule la solitude est vraie, mais elle n’existe pas, elle se dissoud dans leur murmure. Ils sont là, ils sont toujours là, et même quand ma pensée vagabonde je les entends, je n’ai pas le choix, je suis noyé dans leurs élucubrations, ma propre pensée est réduite à d’infimes concentrations homéopathiques, pas assez pour me différencier mais largement assez pour m’isoler. Entendre, c’est entendre l’autre, mais comme l’autre ne vient jamais, on appelle ça solitude. Mais c’est une illusion. La solitude est aussi illusoire que la communication. Ce sont les deux faces d’une même médaille.

Danel descendit l’escalier et déboucha dans le loft. La plupart étaient endormis, mais un foyer de discussion persistait.

- Lucien : Qu'est-ce que tu veux en faire, du Galgal?

- Amarante : Je n'ai rien de spécial à en faire. D'ailleurs personne ne peut rien en faire, le Galgal est incontrôlable. On peut s'y aguerrir, y roder nos points de vue. C'est une chambre d'écho pour Bertille.

(Danel : Galgal... C'est un mot qui me dit quelque chose).

- Prigent : A mon avis, le Galgal est déjà pétrifié On a besoin d'un lieu disponible à l'acte.

- Tavleen : Ne t'inquiète pas. Ne t'inquiète pas. Ce n'est pas un système. Il n'a jamais été stable.

- Prigent : Pourtant, j'ai entendu dire qu'un autre nom du Galgal était le cristal...

- Tavleen : Il y a, dans les lignées, des processus de cristallisation. On peut s'y référer, mais aussi les contourner ou les ignorer. C'est à nous d'y poser nos semences.

- Shanda : Le Galgal ne te rend pas ce que tu lui donnes, mais ce que tu aurais pu lui donner. L'échange est profitable.

(Danel : Ah! La voilà la bande d'Amarante. Ils se réunissent la nuit).

 

 

Danel chercha un lieu pour se réfugier. Il longea le mur, poussa quelques portes qui donnaient dans des placards, et enfin s’engagea dans ce qu’ils appelaient la cuisine. Les blocs de pierre taillée n’avaient pas varié depuis des lustres. C’était sombre, très sombre, trop sombre pour vérifier encore une fois que la disposition des lieux n’avait pas changé. Il n’alluma pas la lumière. Il ne lui était pas nécessaire de se guider des mains, il connaissait la voûte mieux que personne. Il s’installa sans hésiter sur le banc de pierre qui était toujours là, trop lourd pour que quiconque ait eu l’idée ou la force de la déplacer. Comme autrefois, quelques stries lumineuses trouvaient quelque part des fissures invisibles pour traverser la muraille.

(Danel) Il y a des endroits comme ça, où j’ai vécu des décennies, que j’ai connus intimement et qui me reviennent sous forme d’énigmes. Ce sont ceux-là qui comptent, les connus lestés d’inconnu, ce sont ceux-là qui s’éloignent, ce sont ceux-là qui pèsent le plus lourd; ce sont ceux-là qui me manquent le plus, justement, parce que je les ai oubliés. Ils sont encore présents mais ne sont plus à ma disposition. Ils m’ont abandonné et me laissent sur le pavé. Et pourquoi emploient-ils ce mot, Galgal? Lui aussi revient de loin.

Enfin le petit groupe termina son conciliabule. Danel revint en arrière et interpella Amarante.

- Danel : Excusez-moi, je ne voulais pas vous écouter, je luttais seulement contre l'insomnie.

- Amarante : Qui es-tu toi?

- Danel : Danel Qilen.

Les autres ayant poursuivi leur chemin, Danel restait seul avec Amarante.

- Amarante : D'où viens-tu?

- Danel : Je suis de passage.

- Amarante : Comme tout le monde.

- Danel : Dis-moi, je voudrais juste te poser une question.

- Amarante : Oui?

- Danel : Cette Bertille, elle ne descend jamais jusqu'ici?

- Amarante : Je ne sais pas. Pourquoi est-ce que tu demandes ça?

- Danel : Tout le monde parle de Bertille, je suis curieux de savoir à quoi elle ressemble!

Amarante esquisse le mouvement de s'en aller, mais quelque chose l'en empêche. Elle reste là, dévisageant Danel. Il ne sait pas quoi dire non plus. De la lumière s'allume derrière une porte restée ouverte. Le temps que Danel ébloui se cache les yeux, elle a disparu. Que faire? Il se dirige vers la source de lumière.

En général, Danel n'était pas insomniaque. S'il l'avait été, il n'aurait pas vécu si longtemps, car l'insomnie est incompatible avec la longévité. Il s'endormait le soir et rêvait. C’était un grand rêveur. Il rêvait tellement qu’il s’était parfois demandé si le développement exagéré de cette faculté n’était pas une des explications, voire la principale, voire même (et ce serait pire) la cause première de sa particularité inavouable, de sa maladie personnelle, de sa singularité dont il n’osait parler à personne, de ce manque, de ce défaut, de cette étrange absence du déclin de la vie. Et si le fait de rêver toujours, sans arrêt, était le chemin de l'immortalité? C'était en 50, Bibracte était détruite et sa superbe muraille éventrée. Les aristocrates s'étaient enfuis vers Augustodunum, préférant le confort romain aux habitudes éduennes. Dans les ruines de la ville erraient quelques femmes esseulées. L'une d'entre elles hurlait répétitivement des phrases dans une langue qu'il ne reconnut pas mais qu'il se rappela avoir parlée, autrefois, et cette langue incompréhensible, étrange et familière, pénétra son tympan, le traversa sans qu'il put exercer le moindre contrôle. Il eut l'impression d'avoir enfin compris ce qui lui avait échappé depuis lors, mais ce n'était qu'un rêve, et Danel se réveilla soudainement.

Danel avait l'habitude de s'endormir assez vite, sauf quand il arrivait qu’une raison précise (un souci, une tâche, un désir inassouvi) l'en empêchât. Ce soir-là, il s'en voulait de sa passivité. Lui qui s'était promis de chercher du travail le plus tôt possible n'était pas sorti du 231 bis quai de l'Idve depuis 6 jours. Pas une seule seconde, pas un seul pas devant la porte! Lui qui adorait se promener dans les rues, lui qui défendait sa liberté comme sa seule possession, comment s'était-il contenté d'un rôle de sectateur d'une bande de fous imprévisibles et bavards?

C'était la sixième nuit de son second séjour quai de l'Idve, demain serait la septième. Quelque chose s'était passé, il le sentait, il le savait, une lumière le poursuivait dans la nuit. Ce n'était pas seulement le Cercle. Le Cercle ne lui appartenait pas à lui, Danel Qilen. C'était autre chose en rapport avec le Cercle. Mais quoi?

 


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