Derrida
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Le retour de Danel Qilen                     Le retour de Danel Qilen
Sources (*) :              
Ouzza Kelin - "Les récits idviens", Ed : Guilgal, 1988-2018, Page créée le 23 avril 1997

 

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L'Agence MultiLingues

   
   
   
                 
                       

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Danel se força à se mettre debout. Alors qu’il traversait le loft, ne sachant où aller, il rencontra Frédéric Chétiac, le jeune homme qui l’avait accueilli le premier jour avec Bendito.

- FRÉDÉRIC : Mais toi Danel, quelle est ta langue maternelle?

(Danel) Il fallait que ça vienne. Il fallait qu’il la pose, cette question, la seule pour laquelle le mensonge est exclu car mon accent me trahit et la vérité impossible car inconnue à perpétuité. Pour quel autre humain toute langue est-elle pour toujours étrangère? Quel autre humain n'a-t-il plus aucun souvenir ni du visage de sa mère ni de la langue qu'elle parlait?

- DANEL : A vrai dire, j’en ai eu plusieurs.

- FRÉDÉRIC : Plusieurs langues maternelles?

(Danel) Il me fatigue, il me fatigue. Comment l’envoyer sur les roses?

Frédéric n’était pas du genre à prendre des gants, il insista.

- FRÉDÉRIC : Tu as été élevé dans plusieurs langues?

(Danel) L’emmerdeur. Il faudra que je lui explique un jour en quoi ça consiste, le tact.

- DANEL : Eh bien voilà : je suis né en Roumanie mais j’ai passé la plus grande partie de mon enfance dans le Caucase où j’ai appris quelques langues locales, dont le russe. Mais il faut pas me prendre pour un linguiste. Avec le temps, j’ai fini par tout confondre et ne plus parler une seule langue comme il faut.

- FRÉDÉRIC : Peu importe. Pour les meilleurs traducteurs, toutes les langues sont étrangères!

(Danel) Ça, je te le fais pas dire.

- DANEL : J’en connais quelques’uns qui me sont familières et étrangères à la fois.

- FRÉDÉRIC : Lesquelles?

- DANEL : Oh! le géorgien, le tchétchène, mais aussi l’ouzbek. Mon père était fonctionnaire, il voyageait sans arrêt.

Danel improvisait sans se soucier de la cohérence de sa nouvelle biographie avec celle qu’il avait racontée le tout premier jour. Il avait compris que Frédéric s’intéressait surtout à son Agence Multilingues, qu’il se fichait de ses explications, et qu’il se demandait surtout s’il parlait vraiment toutes ces langues.

(Danel) Enfin le courage m’est revenu, je lui ai menti, j’ai pu reconstruire une fiction, il fallait bien vivre.

- FRÉDÉRIC : Et tu parles d’autres langues encore?

(Danel) Si j’en parle? J’y vis, j’y habite et j'y suis en exil.

- DANEL : J’ai étudié les langues mortes, comme le latin ou le grec ou aussi le slavon, mais c’est de l’histoire ancienne.

(Danel) J’ai pensé en latin pendant tant de siècles que la langue de Rome est pour moi aussi vivante que l’anglais et plus récente que l’ouzbek ou l’arménien dont je n’ai fait qu’un usage transitoire, mais comment lui expliquer ça?

Frédéric avait senti que Danel pouvait être une recrue intéressante, voire une perle rare. En bon professionnel, il se demandait comment il allait s’y prendre pour le mettre à l’épreuve. Il avait laissé entendre qu’il pourrait un jour faire appel à ses compétences, si Danel voulait bien lui laisser une liste des langues qu’il maîtrisait. Danel n’avait pas résisté. Il ne pouvait pas rester rivé éternellement quai de l'Idve contrairement à ses principes les plus éprouvés et au détriment de son insurmontable pulsion au vagabondage. Il avoua qu’il connaissait le turc et quelques langues voisines, un peu l’arménien et pas trop mal le tadjik, sans parler de quelques langues de lapons, voire un petit bout de coréen ou même du japonais... L’aveu, pour être crédible, ne devait pas dépasser certaines bornes. Frédéric comprit que les limites étaient plutôt lointaines et en fit son profit. Le seul obstacle à une véritable embauche était la quasi totale absence de papiers d’identité. Danel pouvait toujours prétendre qu’il était originaire d’une petite zone roumaine de langue hongroise peuplée d’anciens allemands et que, en raison notamment des connexions linguistiques entre le hongrois et l’ouzbek, il avait voyagé en Asie Centrale puis en Extrême-Orient, qu’il s’était passionné pour l’artisanat local ce qui l’avait obligé à apprendre les langues de la plupart des peuplades, qu’il n’avait plus aucune trace de tout ça à cause des vols et des incendies, etc etc..., personne ne l’écoutait jusqu’au bout et presque personne ne le croyait. Mais ma foi, on s’y faisait, et la traduction n’exige aucun diplôme. Danel était un excellent traducteur, et son physique rassurant, grand blond cheveux frisés, arrangeait bien des choses.

C’est ainsi (j’anticipe sur la suite de l’histoire) que Danel Qilen échappa dans une certaine mesure à l’enfermement du loft et commença, à sa propre stupéfaction, à se sentir bien sur la place de Paris, où il devint un traducteur apprécié. Il découvrit peu à peu les dessous de la vie politico-mondaine, il apprit le vocabulaire secret des négociations d’affaires et les phrases fétiches des échanges culturels, il se familiarisa avec les formules ambiguës des entrepreneurs et des mafiosos, il fréquenta les salles de réunion et les lieux de plaisir, les restaurants de luxe où se tenaient les négociations clandestines et se concluaient quelques affaires foireuses, les chambres d’hotel où il fallait s’introduire par la porte de service, bref il ne refusa aucune des missions qui lui furent confiées par l’Agence MultiLingues, que ces missions concernent les amateurs de culture, les thésards érudits, les immigrés paumés ou les parasites de la grande et de la petite finance. Mais jusqu'où pourrait-il s'engager dans cette voie?

 

 

Il s’avéra que Frédéric était propriétaire et seul dirigeant d’une entreprise qu’il avait créée sous le nom d’Agence MultiLingues et qui fournissait, disait son slogan, des traducteurs et interprètes pour tous les croisements linguistiques. Il s’agissait d’une niche très spécifique dans laquelle, selon Frédéric, il y avait peu de concurrents : la traduction directe entre des langues dont la probabilité de rencontre était faible, voire quasi-nulle. C’était son mouton à cinq pattes à lui. Il était fier de ne jamais faire usage d’aucune grande langue du monde actuel (et surtout pas de la langue anglaise) pour passer d’une langue quelconque à une autre langue quelconque, vive ou morte, même la plus petite ou la plus rare. Comment traduire, par exemple, de l’inuit en mésopotamien? Ou du hittite en zoulou? Tout le monde vous dira qu’il faut transiter par une langue plus fréquente ou mieux connue. Mais Frédéric se faisait un honneur de démentir cette loi, et de trouver un locuteur, un seul, capable de fournir une traduction directe, et de mettre cette personne à disposition dans les délais les plus brefs. En pratique, son fonds de commerce était constitué par un carnet d’adresses, un site Internet soigneusement crypté (qu'il avait fabriqué lui-même), un vaste culot et un répondeur téléphonique. Si par exemple, le soir de Noël, l’ambassade de Lituanie avait soudainement besoin d’un interprète prêt à venir à l’appui d’une conversation entre un Lituanien et un Javanais, il consultait ses listes, se renseignait auprès de quelques amis et dégottait la personne adéquate, par exemple un Russe ayant anciennement vécu à Riga, travaillé quelques années à Djakarta et résidant actuellement à Londres. Il appelait Londres, réservait la place d’avion, prenait sa commission et mettait en contact le traducteur et ses clients. Une autre fois, on pouvait lui demander de fournir la traduction en finnois d’un texte akkadien écrit en cunéiforme archaïque de 2500 avant notre ère, et il était capable de trouver en moins d’une heure la combinaison qui fournirait la bonne solution.

Certes, il fallait mettre du beurre dans les épinards, et dans cette perspective Frédéric n'hésitait pas à se transformer en homme d'affaires : il ne dédaignait ni les colloques, ni les conférences, ni les réunions publiques où les négociants, les politiciens, les universitaires, les chercheurs et les experts échangent les dernières nouvelles ou les potins de leur profession respective - ni même les interrogatoires policiers, ceux de la Préfecture de Paris ou du Centre de tri de Roissy, où de pathétiques incompréhensions se dissimulaient derrière les difficultés de traduction. Il ne les dédaignait pas mais tentait de n'en user que comme source de financement (voire lieu de recrutement, quand les personnes en transit parlaient des langues rares) en se cantonnant, même en ces occasions, dans sa spécialité à lui : s'écarter de la banale traduction d’une langue courante en une autre.

Bref, c’était un travail extrêmement pointu. Malgré sa jeunesse et grâce à la diversité surprenante de ses amitiés, qui n’était pas totalement sans rapport avec sa participation au Cercle, Frédéric remplissait cette tâche à merveille et passait rarement à côté d'une bonne occasion. Il n’était pas surprenant qu’il s’intéresse de plus près au cas de Danel.

 


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