Depuis l'apparition de la photographie, le débat a surtout porté sur l'esthétique, la photographie en tant qu'art, mais on n'est peu intéressé au fait social : l'art en tant que photographie.

L'amateur qui ne voit dans l'expérience vécue qu'une proie pour l'objectif est comme un chasseur qui revient avec une masse de gibier dont il n'a que faire (sauf à les commercialiser). Lorsqu'un tableau, une sculpture ou une architecture se laisse mieux regarder en photo qu'en réalité, c'est qu'on ne peut plus assimiler les oeuvres qu'à condition de les réduire. Elles ne sont plus des productions individuelles, mais des compositions collectives qu'on ne peut appréhender qu'en les maîtrisant. Alors l'art est menacé par la décoration.

La photographie a pris le relais de la peinture. Mais ceux qui, dans la peinture, tentent d'utiliser des moyens nouveaux (futuristes, néo-classiques ou véristes) sont eux-mêmes menacés. D'autre part ceux qui cherchent à promouvoir une photographie créatrice, émancipée des intérêts physiognomoniques, politiques ou scientifiques ne produisent que des fétiches qui ne doivent leur vie qu'aux jeux de lumière et à la mode : ils préparent la commercialisation, incapables de démystifier les relations humaines. Le simple fait de "rendre la réalité" ne révèle presque rien de cette réalité. (Pour ce faire, il faut laisser opérer la technique photographique elle-même).

De la part de Benjamin, ce n'est certainement pas un compliment, car la photographie à laquelle il fait allusion n'est pas celle des années 1840, qui avait conservé l'aura, mais celle du 20ème siècle, où les clichés sont produits de manière industrielle, voire celle du 21ème siècle, où l'image numérique est aussi banale qu'une conversation domestique.