1. Quasi-concept.
Parmi les nombreux néologismes attachés au nom de Jacques Derrida, la différance est l'un des plus connus. Le mot avec son orthographe différante a été inventé au plus tard en 1963 et utilisé jusqu'à la fin. C'est plus qu'une marque de fabrique : c'est l'autre sorte de concept, le concept étrange, le non-concept qui rattache l'oeuvre derridienne à l'histoire de la philosophie et aux courants de l'époque, du structuralisme à la phénoménologie, de Freud à Heidegger, mais toujours à partir d'une extériorité, d'un non-lieu ou d'un autre de la philosophie.
La différance donne à penser, même si Derrida soutient qu'elle n'est pas un concept mais la possibilité même du concept. Elle est impensable, infinie, innommable. Sa trace étant enfouie, effacée, oubliée, on ne peut la nommer qu'à partir du tracé laissé par son effacement ou par les chaînes d'autres mots qu'elle produit. Elle n'a jamais été inscrite dans aucune langue. Aucun mot ne peut la résumer. Elle n'est qu'une trace, un pas, mais aussi un mouvement actif, productif et conflictuel qui ouvre l'histoire, avec ses différenciations, ses codes, ses séries, son écriture.
2. Originaire, mais sans origine.
Il n'y a pas d'origine, et pourtant, la différance, qui n'existe pas, est originaire. Elle l'est même absolument. Elle précède l'être. Elle est comme le gramme, plus vieille, plus élémentaire que la vérité. Ce type de paradoxe peut sembler facile. Il est au coeur du projet philosophique de Derrida : la différance ne diffère pas par son concept, mais par son acte (l'archi-écriture). Elle désigne un lieu d'origine fictif, une impureté ancrée dans des frayages inconscients, d'où proviennent les langues et la société, le logos, la connaissance, la philosophie et les livres. Qu'est-ce que ce lieu? Il est en rapport avec ce qu'on appelle le référent, ce "contexte" mouvant qu'on ne cesse de réinterpréter. En ce lieu, prolifèrent des semences sans père. La différance séminale n'a ni but, ni trajet, ni destin pré-établi, ni logique. Le savoir la refoule.
Retrouver l'origine est un fantasme de philosophe (et aussi de psychanalyste). Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? Comment sortir de la tautologie pure? Derrida trouve chez Heidegger la réponse que celui-ci a cru trouver chez Héraclite : Il faut entendre le combat originaire, la force conflictuelle autour de laquelle peuvent s'unifier le logos et le phileîn (aimer, aimance). Il se pourrait que cette force-là soit la différance.
Que signifie ce désir d'originarité, ce mouvement vers une archi-origine qui n'est jamais la dernière? On touche ici à la dimension eschatologique de la différance. Comme la Cabale, la différance est énigme, trace, mais aussi réception et événement de texte - un événement imprévisible, excessif, extrême.
3. Rien.
C'est Freud qui, à sa façon, a découvert la différance comme retard, retardement (après-coup). Entre Eros et Thanatos, toute pensée n'est que surséance et substitution. A travers son principe de plaisir puis sa pulsion de mort, Freud a considéré le vivant comme un réseau de différences de forces, qui conduisent toutes à l'inorganique, à la mort. Mais quand il a voulu spéculer sur ce thème, "Au-delà" du principe de plaisir, quand il a voulu rendre compte de cette compulsion répétitive dont il repérait les traces, il a préféré s'arrêter. Ni la science, ni la philosophie ne lui étaient d'aucun secours. Cette hétérogénéité toute autre, cette hantise porteuse d'un arrêt de mort mais instable, insaisissable, il n'a pas voulu les théoriser jusqu'au bout. Il a laissé aux lecteurs le soin de le faire. Derrida, saisissant la perche, a nommé cela une stricture, une graphique de la différance.
Pourtant le quasi-concept de différance n'est pas freudien (pas plus qu'il n'est heideggerien). Comme telle, en tant qu'elle est ce qui diffère, introduit un délai, elle n'est rien. Mais c'est un rien qui donne, et parmi ces dons, il y a la vie, et aussi le temps. En excès sur le don, entre économie et anéconomie, elle produit l'exigence du contre-don.
La différance maintient les distances. En ce lieu vide, l'accès à soi est toujours différé. La loi se tait. Comment trouver une protection? Il faut bloquer les éléments étrangers, arrêter, au risque de l'auto-destruction. les éléments qui menacent. C'est la loi d'auto-immunité, irréductible et indépassable.
4. De l'absence aux différences.
Il y a, entre le mouvement de la différance et la voix, une relation étrange, ambiguë. Pour qu'émergent la présence, l'espace, le monde ou le corps, il aura fallu l'opération de la voix. Pour parler, je dois faire un détour par la langue. Mais ce système de différences excède l'identité à soi. Le sujet est produit, entre le spectre et l'esprit, dans un rapport à soi qui est aussi une différence avec soi, sans que jamais son intention ne soit pleinement actuelle.
La différance suppose une absence spécifique, qui ne saurait être une modification de la présence. Cette absence n'est pas une abstraction. On peut l'éprouver, par exemple, par l'imagination, faculté virtuelle la plus active, dans le devenir-espace du dessin, ou encore sur l'une des scènes de la représentation, le théâtre. Partout la différance fracture, suspend la présence, fissure l'identité à soi.
5. Aujourd'hui.
On peut, à partir de la différance, penser le plus irréductible de notre époque, Avant même que des dispositifs techniques comme le téléphone n'aient été inventés, elle était à l'oeuvre dans la tekhnè moderne. Les inventions et les télé-technologies, avec leur illusion de temps réel, la répètent et la réitèrent.
A condition de ne pas la prendre au sens d'une conscience ou d'un calcul, la différance est aussi la structure la plus générale de l'économie. En retardant, mettant en réserve les éléments instables (pharmaka) dans le temps même où ils produisent la différance, elle rassure, elle laisse souffler la parole.
Il arrive que la différance émerge, qu'elle libère la parole. C'est un événement, un acte violent qui peut se produire dans le travail conceptuel, l'écriture ou l'art, dans un simple doute, en un clin d'oeil ou dans l'urgence. A l'époque classique, le théatre la mettait en scène. A l'époque moderne, depuis Van Gogh, le cinéma ou la psychanalyse la favorisent. La machine peut y contribuer.
Quand la différance ouvre l'écriture, la face du père se retire. En ce lieu, avant le sujet, se situe Artaud. Derrida la rapproche de sa propre circoncision, sans moi ni mémoire, dans un rapport à la mère plus qu'au père.
6. A venir.
Ce que Derrida appelle déconstruction et qui est pour lui le seul avenir désirable, digne d'intérêt, c'est de laisser se mettre en mouvement la différance de l'autre. Après tout c'est ainsi que la nature devient productive. En s'opposant à ses "autres", en les accueillant en-dedans, elle se met elle-même en différance. Elle met en oeuvre une économie où le rapport avec l'extériorité, l'altérité radicale ou absolue, déclenche une logique dangereuse (car elle nomme aussi la mort), une dérive immaîtrisable des signes, une contaminaton qui ruine toutes les oppositions, y compris celles qui paraissent les mieux établies au coeur du droit.
La pensée de la différance invite-t-elle à un nouvel humanisme, à une autre définition du propre de l'homme? A une "démocratie à venir", toujours virtuelle et inachevée? Refuser tout assujettissement à la présence induit-il une transcendance? Derrida se méfie de ces mots-là. La différance ne peut se penser qu'au-delà de la métaphysique. Se différant sans cesse, elle détruit toute relève au sens hegelien. D'elles peuvent surgir de nouvelles institutions du "oui", qu'on ne peut ni arraisonner ni la réduire.
Il arrive aussi que la différance se fige ou s'efface, dans un souffle, une oeuvre ou une organisation hiérarchique, ou dans la fête populaire, comme l'espérait Jean-Jacques Rousseau. C'est une de ses règles de production : bien qu'elle soit inarrêtable, elle doit s'arrêter. Elle est alors impénétrable, interdite comme la loi. Elle est prise dans un chiasme : entre la dissémination et la réappropriation.
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