1. Conditionnelle ou inconditionnelle.
De même qu'il y a deux types de don, d'hospitalité et de pardon, il y a deux types de justice :
- la justice conditionnelle est celle de la vie courante. Elle s'organise en fonction des contraintes politiques et du droit positif en vigueur. Sanctionnant la faute, elle vise la restitution, la réparation de l'injustice ou la condamnation - allant parfois jusqu'à la vengeance ou la malédiction. Elle s'appuie sur un raisonnement, un calcul, pour tenter de réparer le mal ou l'accident dans la loi. Elle invite à suivre le droit chemin dans une perspective d'accord, de rassemblement. Mais, pour être crédible, une politique de justice ne peut se limiter à cela. Il faut qu'elle s'appuie sur un principe qui dépasse le droit.
- la justice inconditionnelle est celle qui engage au-delà de tout droit, de toute économie, de toute règle, de toute norme et des lois en vigueur. Elle est indémontrable, indéconstructible (comme l'était la pitié pour Jean-Jacques Rousseau), incalculable. C'est une sentence qui nous vient de l'inconnu, un axiome qui ne se justifie que par lui-même, n'appartient pas au temps, nous engage indépendamment de toute présence à soi. Comme principe hyperbolique, infini, elle ne peut être qu'excessive, disproportionnée, exagérée par rapport à toute situation concrète. C'est une aporie - impossible à mettre en oeuvre, l'expérience même de l'impossible. Mais dès lors qu'elle est posée comme question ou comme problématique, on ne peut plus la limiter. Elle concerne l'homme (le mâle occidental), le citoyen et aussi la femme, et aussi l'enfant, et aussi l'animal, le végétal, le minéral, et aussi (surtout) le dissemblabe, le tout autre, le monstrueusement autre.
2. Aporétique.
D'un côté, il faut exiger la justice, l'appeler, la vouloir, la demander infiniment; mais d'un autre côté, pour aboutir à une décision, il faut qu'une règle de droit soit appliquée. Tout se joue dans cette aporie, cette épreuve de l'indécidable, entre deux impératifs. D'un côté, une justice "absolue", inconditionnelle et politiquement inacceptable, à laquelle, malgré les risques de dislocation et d'excès, toute politique doit se référer; d'un autre côté, la finitude, la nécessité du calcul, de la réparation, des lois, de l'Etat. Il faut une justice infinie, mais il est impossible de la mettre en œuvre sans institutions, police, instruments de coercition, appareil judiciaire. On n'évitera jamais les négociations, les compromissions politiques. Faire intervenir ces tiers institutionnels dont les méthodes peuvent impliquer la violence, c'est un parjure, mais il est incontournable. Refuser toute séparation radicale entre le droit et la justice, faire appel aux institutions légales, avec le risque insoutenable de l'hospitalité au pire, telles sont les contraintes simultanées exigées par le serment, l'engagement de justice.
On aboutit au paradoxe de la loi de justice, qui s'appuie sur une demande impérieuse, insupportable, muette, toujours en excès sur la vie courante. Ses figures en sont l'imploration, la souffrance de l'autre et aussi l'oeuvre, car sans oeuvre, ce qui se réaliserait automatiquement, même au nom de la justice, serait terrifiant. Il serait impardonnable de nier cette attente, même si l'on ne peut pas y répondre.
3. Une justice absolument singulière.
La justice ne compense ni la dette, ni la culpabilité. Ne s'adressant qu''à des singularités, dans des situations singulières, elle fait signe vers une autre équité qui rompt avec le principe d'équivalence. Hétérogène, réinventée pour chaque cas, elle ne répond pas au présent. Elle se déploie, s'abandonne, se donne, elle s'accorde en supplément, par-dessus le marché. Imprévisible, instable, improbable, son juste nom est "amitié". En tant que justice de l'autre, elle puise sa source dans la singularité de l'autre. Plus ancienne que la mémoire, indéfinissable à l'avance, dépourvue de tout barême ou cotation préalable, elle reste hétéronome, à venir.
Ce caractère irréductible de la justice inconditionnelle a conduit Derrida à avancer l'aphorisme : La déconstruction est la justice. Elle défait inéluctablement toutes les limites de l'humain dans un mouvement inarrêtable. Le problème de la justice est donc toujours essentiel, même s'il ne peut être "adressé" qu'indirectement, de manière oblique.
4. Réinventer le droit.
L'accueil inconditionnel du juste ne suffit pas. L'urgence appelle, au-delà du droit dans le droit (au-delà dans), une autre réponse. Il faut chaque fois, à partir de la singularité irréductible de chaque situation, dans l'urgence et la précipitation, que la loi soit réinventée. Seule une justice sans droit, incalculable et sans règle, ouvrant à l'avenir, peut faire émerger d'autres règles. Mais il n'y a pas de transformation du droit sans compromis ni négociation. Pour le reformuler, voire le refonder, il faut privilégier la justesse du raisonnable (une raison qui préserve sa différence fragile avec la raison calculante), inventer des maximes de transaction (transiger, mais en salutant l'inconditionnel).
5. Messianisme.
Bien qu'elle soit impossible, hors du temps, la justice inconditionnelle est urgente, messianique. Elle n'appartient pas à l'histoire. C'est une injonction, une éthique, l'éthique même. Nous en sommes au moins doublement responsables : devant la mémoire (les modalités multiples de l'appel à la justice, dans les différentes cultures), devant le concept [la tâche de la pensée], et aussi devant l'avenir.
Le plus vivant de la vie, ce qui vaut (encore) plus que la vie, c'est l'avenir de son être-juste, qu'on peut nommer (à la suite de Walter Benjamin) justice divine. Le principe du Lévitique "Tu aimeras ton prochain comme toi-même" y est interprété comme valant d'abord pour l'étranger. Être plus juste encore que la justice et en jouir, ce serait, pour Derrida, le sens de l'être-juif. Il faudrait que l'Etat d'Israël, lui aussi, comparaisse devant cette exigence, cette loi qui vient avant la loi du Sinaï.
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