1. Lui rester fidèle.
Jacques Derrida se déclare fidèle à l'esprit de Marx. Qu'est-ce que ça veut dire? De même que l'héritage de Marx n'est pas unique, mais multiple, cette formulation a plus d'un sens - et même beaucoup plus. Entre les différents héritages (hétérogènes entre eux), chacun peut choisir, et Derrida choisit avant tout : le juste. S'il cite, au début de Spectres de Marx, l'aphorisme : Je voudrais apprende à vivre enfin, c'est pour attirer l'attention sur le fait que la vie ne suffit pas (la vie corporelle, biologique), il faut encore autre chose. La justice, c'est ce qui vient en plus de la vie.
S'il n'est pas marxiste, c'est parce que ce mot ne renvoie qu'à une seule dimension de la pensée marxienne. Pour lui les spectres parlent toujours de plusieurs voix. On peut s'expliquer avec eux (comme l'a fait Hamlet), mais quand vient le moment du choix, il faut rester fidèle au plus irréductible : la promesse d'émancipation. L'esprit du marxisme ne se conjugue pas à partir du passé, mais de l'avenir (messianisme).
2. Le déconstruire.
La fidélité à l'esprit du marxisme implique à la fois la critique, qui tente d'ajuster à la réalité et à l'idéal - et la déconstruction, qui se situe au-delà des faits empiriques. La première préserve les concepts sur lesquels Marx s'appuie, tandis que la seconde les met tous en question, sans exception, y compris le capital, la démocratie, les droits de l'homme, le travail, l'égalité, la fraternité, la citoyenneté et l'humain lui-même.
Le paradoxe de Marx, c'est que d'une part il critique la religion, mais que d'autre part cette même religion opère comme paradigme premier de sa pensée. Sous les noms de valeur d'usage, de travail humain, de vie pleinement présente, de matérialité ou de sensibilité, c'est le propre de l'homme qu'il veut préserver. Il prétend en finir avec un spectre qu'il nomme valeur ou capital, mais c'est un autre fantôme qu'il privilégie : celui du corps vivant menacé par l'aliénation. On peut comparer sa logique avec celle d'Antonin Artaud. Il fait la guerre à toutes les représentations du corps vivant : artefact, prothèse, langage, marchandise, valeur d'échange, plus-value, qui sont pour lui des substituts, des simulacres. Mais dans cette guerre, n'est-ce pas à la différance comme telle qu'il s'en prend? Pour lui, la seule différance qui vaille est le retard à la réappropriation. S'il dénonce les apparences, les hallucinations et les fétiches, c'est parce qu'ils s'éloignent de la possession véritable, d'une authenticité fantasmée qui hante sa pensée. Ainsi Marx reste-t-il enfermé dans une économie, une ontologie critique de la présence. Bien que transformatrice et génératrice de suppléments, sa pensée de l'économie, de la production et de la reproduction reste tributaire de concepts traditionnels, non critiqués.
3. Transformer l'héritage; une autre promesse, messianique.
Pour Marx, toute pensée était historique, datée, y compris la sienne. Il voulait transformer le monde au nom de principes de justice ou d'égalité dont l'aboutissement n'était pas défini à l'avance. Dans ce procès ouvert de différenciation, de différance ou d'altération, il s'engageait dans une pratique, une tâche dont le sens et le contenu n'étaient pas encore déterminés. Faut le faire disait-il, ça me regarde, c'est ma responsabilité, même si j'avance à l'aveugle. Pour répondre à sa mémoire, il faut s'engager aujourd'hui dans d'autres bouleversements qui le transforment (lui ou sa lecture), et nous transforment nous aussi comme il en acceptait à l'avance la nécessité.
Jacques Derrida tient à se démarquer de l'eschatologie abstraite, dogmatique, dans laquelle se complaisent bien souvent les "marxistes", mais il ne renonce pas à une certaine modalité du messianisme, qu'il nomme abrahamique. Il faut l'émancipation, dit Marx. Je reste fidèle à cela, répond Derrida, à condition de n'attribuer à cette émancipation aucun contenu a priori. La nouvelle Internationale doit rester imprévisible, sans coordination, sans communauté ni appartenance.
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