1. La déconstruction, hantée par le politique.
Il faut, dans toute société, différer la dépense, organiser une réserve, et donc hiérarchiser, structurer, déléguer l'autorité. Ce phénomène ne commence pas avec l'écriture alphabétique, il commence dès la première production du "différer", avec la vie elle-même. D'emblée, la différance est politique. Ou encore : dès qu'on lit un texte, dès qu'une règle est invoquée, qu'elle soit grammaticale, théorique, juridique ou autre, dès qu'on restitue un contexte, on se réfère à une loi. Décrire cette structure (la déconstruire) est un acte performatif qui implique irréductiblement la police et la loi. On note à ces deux exemples, qui concernent l'écriture et la critique littéraire, que les deux concepts les plus célèbres de Jacques Derrida, différance et déconstruction, sont d'emblée politiques - même lorsqu'il est question de philosophie ou de littérature.
2. Schmitt, onto-théologie, souveraineté, phallogocentrisme.
Selon Carl Schmitt, le politique comme tel présuppose une figure de l'ennemi ou tout au moins la présence alléguée, virtuelle, structurante, d'un ennemi possible. Derrida ne conteste pas directement cette thèse. Il suffit, reconnaît-il, que soit présupposée une décision relative à la question : "Qui est l'ennemi?" pour que le politique envahisse et surdétermine toutes les strates de la communauté. Mais y a-t-il encore, aujourd'hui, des amis et des ennemis au sens de Schmitt? La limite conceptuelle entre l'ami et l'ennemi, présentée comme stable et classique, peut-elle encore être mise en oeuvre? D'autres enjeux ne viennent-ils pas hanter, ruiner cette problématique? Ce qui fait irruption à la place d'un ennemi définissable et situable (tel que Schmitt l'avait rêvé), c'est autre chose, quelque chose de plus angoissant et de moins déterminable : l'autre. L'autre est inattendu, il se présente toujours autrement, mais son spectre hante le politique. En brouillant la distinction ami/ennemi, il peut affecter la raison, le logos et la loi même.
Derrière l'Etat avec son principe de souveraineté, les institutions d'aujourd'hui tiennent leur crédibilité d'une onto-théologie sous-jacente, une alliance hétéronomique avec les figures placées au-dessus du droit. Le souverain décide des situations exceptionnelles, comme le faisaient le Prince ou ses tenant-lieu, Dieu ou la bête. La Révolution française n'y a rien changé : elle n'a fait que séculariser l'amour chrétien, qui lie entre eux des frères soumis au même père. A travers tous les régimes, le discours théologico-politique perdure.
Pour vivre ensemble, il faut oublier, refouler les violences qui fondent la nation. Ce lieu psychique du refoulement interprétatif est aussi celui de l'"esprit" ou de l'"âme" des nations : là où, par la parole, le récit ou les fables, de lui-même, le logos s'exprime (par la figure du père, de Dieu ou autre). En ce lieu de logocentrisme ou phallocentrisme, un silence absolu est entretenu sur les filiations qui ne relient pas le père au fils : la femme, la soeur.
3. Démocratie, fraternité, pouvoir.
Nous héritons des Grecs le vieux mot de démocratie qui renvoie à la Cité, au pays, à la Nation. Qu'est-ce qui unifie ces communautés? Un lien de naissance (de parenté, de fraternité), testamentaire, qui dépend d'une fidélité envers la mémoire des morts et les spectres des pères. Dans cette démocratie des frères, l'égalité des droits repose sur la supposition d'une égalité de naissance. Mais d'où vient cette supposition? La croyance en l'identité des mères ou des pères n'a rien de naturel. C'est une convention, un fantasme qui n'engage que par la foi, le serment juré. Il faut, dit Derrida, déconstruire ce schème généalogique, réaffirmer les singularités anonymes, irréductibles. Contre une démocratie des frères obscure, mystique, qui oublie le "peut-être" impliqué par le nom même de "démocratie", il faut rappeler que le politique choisit et préfère les semblables. Le premier ennemi dont Carl Schmitt disait qu'il était à l'origine du politique, c'est le frère lui-même. Il n'est d'hostilité absolue que pour le frère ennemi, autant intérieur qu'extérieur - celui qui me blesse, m'offense, me met en question. Avant même qu'il ne soit désigné, déterminé, cet ennemi est déjà là, en moi. Je peux l'identifier, le nommer, me projeter en lui - en faire un double aussi proche que mon congénère, mon frère.
Cette duplicité, on la retrouve dans la démocratie en général. D'un côté, vivre ensemble, pour un peuple, c'est se donner à soi-même sa loi et ses buts. C'est dire "Je peux", comme tout citoyen qui se réclame des droits de l'homme. Il faut se rassembler, se reconnaître, affirmer son pouvoir, faire valoir un principe de souveraineté légitime qui est aussi un retour sur soi, une ipséité. Mais cette circularité n'est que l'un des centres de l'ellipse que forme la démocratie. Le citoyen anonyme, indéterminé, toujours étranger à ce qu'on lui demande de faire, résiste à cette homogénéité. En proclamant l'égalité et la liberté, il ouvre un axe d'incertitude, d'indécision, où se heurtent le calculable et l'incalculable. Toute démocratie conteste de l'intérieur sa propre maîtrise. En elle s'exige encore plus de démocratie ou une autre démocratie, encore à venir.
Aujourd'hui encore, c'est l'Europe qui est porteuse de cette tâche infinie. En ce petit cap du continent asiatique, qui se pense comme la pointe avancée de la civilisation mondiale, s'accumulent et sa capitalisent les valeurs de la démocratie. C'est une position ambivalente, car pour répondre du discours de la modernité, il faut en même temps faire tenir l'ordre du capital, prendre acte de sa fission et le trahir, mettre en crise la culture de l'Europe et la saluer, y rester fidèle et avancer vers autre chose, l'autre du cap. Ceux qui héritent de l'exigence européenne témoignent d'une série d'obligations contradictoires, aporétiques, qu'ils doivent endurer. Leur responsabilité, leur devoir universel et critique, c'est de faire l'expérience d'un impossible.
4. Démocratie à venir.
En gardant ce vieux mot, "démocratie", on rappelle ce qui est oublié, refoulé, méconnu ou impensé dans ce nom. La "démocratie" n'est pas un régime stable. Elle est toujours mouvante, incertaine. En parler démocratiquement supposerait un consensus clair et intelligible sur le sens de ce mot, mais ce consensus n'émerge jamais. Il n'y a ni idée, ni concept, ni idéal, ni essence propre de la démocratie. Tout au plus y a-t-il au centre de ce mot un principe auquel résistent les régimes théocratiques. Là tourne une roue libre, une indécidabilité plus originaire que tout pouvoir, qui autorise une liberté radicale, y compris pour mettre en question la démocratie, voire le politique comme tel.
Exiger une démocratie à venir, c'est déjà mettre en œuvre la déconstruction. En assumant l'idée européenne de la démocratie, en acquiesçant à sa structure de promesse, on change déjà la signification du mot "frère". Dans cette khôra du politique où se joue un espacement d'avant les institutions et les déterminations, le congénère ou concitoyen devient le lieu de toutes les substitutions possibles. Les droits de l'"homme", d'abord "fraternels", conduisent aux droits de la femme, de l'enfant, du malade, etc., y compris les droits des animaux ou de tout autre vivant, unique et singulier.
La démocratie est toujours prise dans l'urgence. Elle n'a pas le temps, n'attend pas, le temps lui manque, mais elle doit se donner le temps de s'apaiser. N'étant jamais elle-même, elle ne cesse de se différer, de renvoyer à l'altérité de l'autre. Ce double renvoi, dans le temps et dans l'espace (les immigrés, les faibles, les minoritaires, etc.) entretient le processus auto-immunitaire qui la travaille. C'est le seul système qui, pour survivre, accueille en lui-même, dans son concept, l'autocritique et la perfectibilité : une plasticité qui laisse advenir, performativement, sans la déterminer, l'arrivance de ce qui arrive. Il faut l'ajournement d'une démocratie à venir pour que, d'un côté, dans l'espace public, on puisse se détacher de la mise au jour telle qu'elle opère dans le système des médias, avec ses effets d'opinion publique; et d'un autre côté on puisse reconnaître un lieu secret, hétérogène au pouvoir et au devoir, intempestif, qui ouvre un droit à l'irresponsabilité, à la non-réponse absolue.
5. Une mutation sans précédent.
Avec la mondialisation, les liens entre Etat, territoire, nation et individus sont disloqués, les institutions transformées, l'espace public affecté par une topologie toute nouvelle. Une télé-techno-discursivité spectrale suscite de nouveaux lieux où, à la place des corps, apparaissent des artefacts produits par les télévisions, les médias ou diverses institutions. Sous le nom d'opinion publique ou sous d'autres noms, ces artefacts, aux limites de la démocratie, hantent et débordent la représentation politique. Les visages et les voix ainsi fabriqués sont plus crédibles, pour le public, que ceux de leurs proches. Une nouvelle distribution des discours et des images, dans un monde qui ne tient plus ensemble, aboutit à une mutation radicale, sans précédent : une déconstruction pratique du politique, où les concepts organisateurs de la communauté politique, tels qu'ils ont été légués par la tradition, sont livrés à la folie, au chaos.
Cette transformation politico-médiatique est liée à un bouleversement du rapport à la loi. On peut, pour le décrire, partir d'une expression née en 1945 : le crime contre l'humanité. Pour répondre à la Shoah, on a inventé ce concept qui introduit une nouveauté absolue dans le droit international. Au-delà des Etats-nations, c'est une sorte de méta-citoyenneté qui est créée. Des dirigeants politiques, des militaires, des hommes d'Eglise, des personnes accusées de crimes de masse sont invitées à comparaître devant un Tribunal mondial, représenté ou non par une institution. Ces scènes de repentir qui court-circuitent, devant les médias, les juridictions traditionnelles, introduisent un tout autre rapport à la loi, au-delà du droit. C'est ce que Derrida nomme mondialisation de l'aveu, ou mondialatinisation, pour souligner les sources chrétiennes de cette pratique. En principe, chacun peut, aujourd'hui, se référer à une autre loi ou une autre justice qui n'est pas celle de la communauté à laquelle il est assigné. Ce qu'on analyse parfois comme retour du religieux est, selon Derrida, un événement unique : la sacralisation de l'humain transmise en direct, par les médias, sous forme d'événements politiques adaptés au contexte linguistique et narratif des différentes nations.
6. Biopolitique.
Quand le vivant ne peut plus se distinguer ni du souverain, ni de la loi, ni du logos, c'est un bio-pouvoir qui s'instaure, une biopolitique ou encore zooanthropolitique. D'une part, selon Derrida, (qui se distingue par là des thèses de Foucault ou d'Agamben), cette biopolitique est une chose archi-ancienne qui ne peut pas servir de critère pour définir une époque dite "moderne". Mais d'autre part, de nouvelles problématiques, inouïes, s'ouvrent aujourd'hui, où le politique croise le vivant.
7. Politiques de l'amitié.
Dans une démocratie où s'affirme l'égalité entre citoyens, chacun s'assure de la pérennité du lien avec autrui par son appartenance à la communauté. En annonçant une (ou des) politique(s) de l'amitié, Jacques Derrida rompt avec cette assurance. Il annonce la possibilité d'une autre justice, d'une autre politique où l'adresse de l'autre serait reçue par chacun dans la solitude. Une fois lancé un "Je t'aime entends-tu?" une telle politique est soumise à l'épreuve du peut-être. Elle reste hantée par la possibilité de l'indécidable, de l'échec.
Qui est mon frère? Qui est mon ami? Qui est mon ennemi? Traditionnellement, dans chaque communauté, des fictions légales ou institutionnelles, gardées par des archontes, prescrivent des réponses à ces questions. Mais voilà que vers la fin du 19ème siècle, une révolution a eu lieu, une catastrophe dont Nietzsche a donné l'une des formulations : "Ennemis, il n'y a point d'ennemi!". Quand plus aucune règle reconnue ne permet de distinguer avec certitude l'ami de l'ennemi, c'est le chaos qui menace, à moins que d'autres promesses ne se fassent entendre. Ces promesses ne s'adressent à personne en particulier, mais à l'autre comme tel, l'ami futur, qui partagerait le rêve d'une communauté politique qui n'associerait pas des frères, ni des parents, ni des congénères, ni des citoyens, mais les destinataires d'un appel, d'une phrase. Dans une telle communauté, il n'y aurait ni foyer, ni ressemblance, ni affinité, ni fraternité, ni hiérarchie, mais une amitié exceptionnelle, au-dessus des lois, qui ne répondrait plus devant aucune autre instance qu'elle-même. Cette amitié ne serait pas strictement politique (comme celle d'Aristote), ni apolitique. Elle ne serait ni masculine, ni virile, ni androcentrée. Elle entraînerait au-delà du politique.
8. Un autre concept du politique, au-delà du politique.
Nous vivons à l'époque où l'on peut dire que tout autre est tout autre. Les distinctions traditionnelles entre éthique, politique, droit et religion, qui reposent sur la prévalence d'un Autre, sont privées de fondement. Ce n'est pas seulement la politique qui est affectée, c'est le concept même de politique. Les questions principielles, transcendantales, voire messianiques, ne peuvent plus être contournées. Il faut, dans le même temps, agir politiquement et s'engager dans une conversion éthique du concept de politique.
Pour désigner le lieu de l'action, entre éthique et politique, Jacques Derrida emprunte à Lévinas la locution "au-delà-dans". Avec le déclin de l'Etat-nation, ses réfugiés, ses émigrés, ses exilés, ses déplacés, ses expulsés, d'innombrables crimes contre l'hospitalité sont commis. Il faut répondre à l'urgence telle qu'elle s'impose dans la vie courante, mais il faut aussi réaffirmer les principes dans leur pureté, leur inconditionnalité. Au-delà de l'éthique dans l'éthique, au-delà du politique dans le politique, il faut agir. En ce lieu où manquent les repères, une "voix de fin silence", à peine audible, nous expose à la non-réponse de l'autre.
La promesse d'émancipation dont nous sommes les héritiers doit être réaffirmée, tout en laissant vide, ouverte, sans programme ni contenu préétabli, la place de la démocratie à venir. Il faut pour cela :
- au-delà des stratégies politiques, ne jamais renoncer aux principes (hospitalité, liberté, amitié, etc.), affirmer leur inconditionnalité, malgré les apories ou l'impossibilité de leur effectuation pratique;
- jouer sur les rapports de force pour déplacer, transformer, transférer, partager autrement la souveraineté. Cela vaut pour le champ politique traditionnel, mais également pour d'autres champs comme la photographie, le cinéma ou la psychanalyse;
- penser une hyper-politique qui serait aussi hyper-éthique, où une liberté passive, sans autonomie, se porterait au-delà du cercle économique du devoir ou de la tâche (anéconomie).
Carl Schmitt expliquait que, dans les guerres de partisans, l'instance qui bouscule les règles établies est philosophique (Lénine, Mao). Cette instance productrice de violence, d'hostilité pure, est aussi le lieu où de nouvelles formes d'alliances, styles de pratiques, figures de solidarité au-delà des frontières traditionnelles entre communautés et vivants, peuvent être recherchés. L'étape préliminaire, déjà en cours, est celle où les apories liées aux différents concepts en cause sont analysées, travaillées, radicalisées (hyperaporétique). C'est ce que font, peut-être, un peu partout dans le monde, les lecteurs de Jacques Derrida.
9. Un lieu secret, le lieu du secret.
Faut-il pleurer l'ancien concept du politique, se laisser hanter par son cadavre ou sa bouche béante, ou faut-il s'orienter vers une autre problématique, une hantologie qui tienne compte de la spectralité de l'époque des médias? Dans un contexte où la frontière entre public et privé se déplace constamment, devient indécidable, où les limites de l'archive sont déstabilisées, la question du secret devient un enjeu politique majeur. Elle n'est pas seulement d'ordre intime ou professionnel, elle touche à toutes les délimitations. Pour préserver la possibilité même du politique, il faut un lieu qui reste absolument secret, en retrait de l'espace public. La tradition gréco-chrétienne a repéré depuis longtemps la tension entre la nécessité inconditionnelle d'un tel lieu, et la loi de la cité. C'est dans cette tension, ce déchirement, en de lieu qui, dans l'espace juridico-politique, est aussi celui de la philosophie, qu'il faut travailler.
Ce lieu secret n'apparaît jamais en pleine lumière. Il résiste à la politisation, mais par la psychanalyse, la photographie ou encore par le dessin, il déplace le politique.
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