1. Deux écritures, deux textes.
Il y a pour Derrida non pas une écriture, mais deux. L'écriture phonétique, alphabétique, est indissolublement liée à la voix, à la parole, au sujet et au logos; tandis que l'écriture proprement dite ou archi-écriture, celle de la différance, est une force de dislocation du phonocentrisme et du logocentrisme, une différence pure, une différence redoutable. Entre les deux, entre le discours et l'autre texte, il n'y a ni médiation, ni dialectique, ni réconciliation. Pourtant, les deux textes ont une racine commune (la trace ou archi-trait). On ne peut pas les décrire séparément car ils communiquent entre eux et coexistent depuis toujours dans la pensée occidentale.
- 1a. L'écriture alphabétique ou phonétique répond à l'exigence interne de la langue. Elle est liée à la profération de la voix, cet événement ou mouvement d'auto-affection qui se produit dans la parole. Manuscrite, elle est proche du corps, elle lie les lettres, les préserve et les rassemble dans le mot. C'est elle qui porte l'autorité. Par elle, la vérité s'ordonne, conformément au code linguistique (toujours calculable), à la loi et à la logique. Son inscription est généalogique : elle produit le fils et le système hiérarchique, elle organise l'espace et la vie sociale.
- 1b. L'archi-écriture est à l'oeuvre dès l'origine du sens. Quand s'inscrit le nom propre, l'unique, il y a violence. Une énergie fait disparaître le "propre". Le graphein (trait) se retire au profit du graphème, unité de base de tout système, qui peut se léguer ou se transmettre. Le jeu de la différence classificatoire peut commencer.
L'archi-écriture n'a pas de lieu. Ce n'est pas un objet. Elle n'est ni présente, ni situable. Elle n'a pas d'essence. C'est un mouvement comparable au don ou au jeu, un espacement. Un concept s'y rapporte : le gramme, qui est imprenable et irréductible.
L'archi-écriture ne peut jamais être considérée comme une simple modification de la présence. On peut y invoquer la parole vive, mais on ne peut pas la répéter, car elle disparaît. L'écriture rature la présence, elle y supplée, elle la brise. Quand elle imite, elle remplace. Ni elle ni le langage qui, lui aussi, est d'abord écriture, ne seront jamais la simple peinture de la voix : ils s'y ajoutent (supplément). Ils sont en excès.
Dans sa dérive infinie, ultime et irremplaçable, l'archi-écriture ne se stabilise jamais. On ne peut pas penser, ni même écrire, sa dissémination. Si elle vient à la place du nom de Dieu, c'est sans aucune garantie [qu'elle ne soit pas trompeuse], aucune visée transcendantale.
2. Auteur, sujet.
Dès sa naissance, l'écriture est abandonnée par son auteur. Elle est orpheline, coupée de la parole et de l'intention de celui qui l'a initiée (son père), laissée à sa dérive. Toutes les citations peuvent se greffer en elle. Répétée machiniquement, à la façon d'une technologie, n'ayant d'autre justification que son itérabilité, elle n'est plus qu'une marque qui ne pourra recevoir un sens que de l'autre qui la déchiffrera. Anonyme, coupée des circonstances de sa production, elle dérive, elle se dissémine. Plus rien ne réside en elle. Son destin est l'errance (destinerrance). Elle ne s'arrête jamais, ni sur un signifié, ni sur un référent (loi de l'hymen). Toute parole vive ayant disparu en elle, elle est parricide par structure, hors-la-loi, exposée à la perte. Avec elle, la face du père se retire. Elle ne peut se penser qu'au-delà du bien et du mal, hors de toute éthique.
Si le sujet se constitue par l'écriture, ce n'est pas positivement, mais dans le mouvement violent de son propre effacement - car son identité n'y survit pas, elle s'y disloque. Ecrivant "Je suis mort", il prend acte d'un arrêt de mort qui a déjà eu lieu. Si quelque chose du moi survit par l'écriture, c'est son absence radicale - sa mort à l'oeuvre. D'une part, on ne peut penser l'écriture que par le devenir-absent et le devenir-inconscient du sujet; et d'autre part, tout signe qui fonctionne malgré l'absence totale de sujet peut être dit "écriture". Tout cela plonge le sujet dans l'inquiétude généalogique. Sa place est prise par un autre, dérobée.
3. Il faut écrire, il faut vivre, en plus du rien.
S'il y avait une expérience purement pure du rapport au rien, au néant, il n'y aurait pas d'écriture; mais faute de cette expérience, "il faut écrire". L'écriture ne commence pas, nous y sommes toujours déjà assignés, et elle ne finit pas non plus, malgré la clôture de la métaphysique. Il faut écrire comme il faut vivre, il faut survivre. Cela ne tient ni à un choix, ni à une décision, mais à la marche inarrêtable d'une structure itérative.
"Je m'éc", dit Genet dans Ce qui est resté d'un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers et foutu aux chiottes. On peut lire cette expression comme une abréviation de "Je m'écoule", "Je m'écœure", "Je m'écoute", "Je m'écarte", et aussi "Je m'écris". Qu'on choisisse l'un ou l'autre, c'est toujours l'auto-affection qui est en cause, comme Derrida le soutient dans Glas où il fait proliférer les marges. Ainsi la femme qui (s')écrit suspend-elle le logocentrisme, la castration. Comme Nietzsche, elle traverse le voile, le déchire et défait les oppositions.
Le texte plonge ses racines dans l'écriture, mais sa généalogie est inaccessible. N'ayant pas d'origine, il vient toujours en plus. Cette structure supplémentaire, qui altère, affecte et infecte le rapport supposé direct à soi-même et à l'autre (la voix), était ressentie comme malfaisante par Jean-Jacques Rousseau. Ce mal métaphysique ou mal d'archive, ce désir de retour au vécu, hante l'écriture, comme il hante notre époque. C'est lui qui invite à la substitution, une suppléance inarrêtable.
4. L'écriture aujourd'hui.
Aujourd'hui la forme-livre est mise en question. De nouveaux supports, pratiques et processus textuels envahissent les écrans, les dispositifs d'écriture et même les bibliothèques. Ce n'est pas l'écriture elle-même qui est menacée (l'archi-écriture), c'est l'écriture linéaire, son organisation, sa constitution, le droit pour certains (qui ne sont pas toujours des autorités reconnues) à appeler "livre" les écrits mis en réserve selon les nouvelles techniques d'inscription et d'archivage. Devant la démocratisation ou sécularisation de l'écrit, on tend à sacraliser les anciennes formes (le codex), on tend à idéaliser la totalité signifiée/signifiante incarnée par le livre. Mais on ne peut empêcher que, dans tous les domaines (pas seulement les télé-technologies : le cinéma, la danse, la musique, les mathématiques ou la biologie...), l'écriture déborde le langage, efface ses limites et excède une parole qui ne cesse de s'étendre au-delà de la présence du sujet.
Mais ce changement d'époque n'est pas linéaire. Entre la clôture du livre et l'ouverture du texte, un mouvement d'errance se répète. Ce qui se déploie sous une nouvelle forme n'est autre que l'écriture générale, avec son énergie aphoristique et les ruptures de l'horizon de sens portées par toute expérience, tous les langages et tous les ordres de signes.
Aujourd'hui la turbulence est générale. La crise du logos déconstruit toutes les significations, y compris celle de vérité. L'écriture alphabétique apparaît comme finie, débordée, y compris par l'expérience contemporaine de l'image. La mutation du livre ne transforme pas que les pratiques d'écriture, elle transforme le rapport du vivant à soi : le corps, les mains, le visage, les yeux, la bouche, le cerveau. Pour en parler sérieusement, il faut renoncer à toute téléologie et aussi à toute évaluation, qui ne peut être que naïve ou prématurée. L'"autre livre" à venir, dans son imprévisibilité, apparaît comme monstrueux ou hors-la-loi - rien ne permet de le juger a priori.
5. Ecrire (une oeuvre).
Ce qui, aujourd'hui, se donne à penser concernant l'écriture dépasse l'homme, la raison, la science.
Toute oeuvre - qu'elle prenne ou non la forme écrite - devrait être illisible. Si elle est lisible, c'est qu'elle trahit à la fois la singularité de l'auteur et celle du destinataire.
Que dire de l'écriture singulière de Jacques Derrida? Il la compare à une auto-chirurgie, une circoncision, une fine lame qui le conduit à l'Eden, effectuant hors de toute science la science de l'écriture (grammatologie) qu'il appelait de ses voeux au début de sa carrière.
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