1. Le poids de Freud dans l'élaboration des concepts derridiens.
Ce qui importe pour Jacques Derrida dans la découverte freudienne, ce ne sont pas des concepts comme inconscient, représentation verbale, réalité, remémoration, perception, refoulement, sujet, ou beaucoup d'autres. Ces concepts sont issus de la métaphysique et restent englués dans une conception classique de la vérité-dévoilement. Derrida prend ses distances avec eux, il ne les reprend pas à son compte, il les déconstruit. Ce qui compte pour lui, c'est le séisme freudien, la possibilité inouïe ouverte ou inaugurée par Freud (et par nul autre) de fonder une "science" (un autre type de science) non pas sur la vérité du concept, mais sur l'archive. Cette autre science, qui suppose une dislocation du logocentrisme, il l'appelle, il tente même de l'établir sous le nom de grammatologie.
Dans son analyse des textes freudiens, Jacques Derrida cherche d'abord à déployer les concepts ou quasi-concepts qu'il a lui-même nommés ou inventés : différance, archi-écriture, espacement, supplément originaire. A chaque texte qu'il consacre à ces analyses, il trouve chez Freud un frayage, une problématique à partir de laquelle il peut développer son travail théorique sous un nouvel angle. Cela fait-il de lui un penseur freudien? Il proclamait que non, mais rien ne nous empêche de l'analyser, à notre tour, comme tel.
L'articulation déployée par Freud entre un principe de plaisir (PP) supposé dominer la vie psychique, un principe de réalité (subordonné au PP) et une pulsion de mort hypothétique est, selon Derrida, une graphique de la différance. Certes Freud n'interroge pas cette graphique en tant que telle, il l'approche par le biais d'une spéculation ni scientifique (au sens classique), ni philosophique, une problématique qui s'intéresse d'abord aux détours, à des processus qui ne sont pas présents, effectifs. Cette structure difficilement descriptible, qui fait opérer ensemble ces trois principes, que Freud aborde sous l'angle économique, topique, dynamique, est différantielle. Ce n'est pas une loi absolue mais un principe, une tendance, un mouvement inépuisable qui produit le plaisir ou le déplaisir comme hétérogénéité, supplémentarité. D'avance, dans ce mouvement s'inscrit la possibilité du tout autre - même si cette possibilité, comme pulsion de mort, est ininscriptible.
Par sa description de l'appareil psychique comme machine irréductible à l'écriture phonétique et à la parole, par la métaphore qu'il développe du fonctionnement de cet appareil comme texte (le bloc magique), par la production de la trace dans un mouvement de frayage où elle ne se produit que par différence, par son concept de retard originaire (Verspätung), etc., Freud aurait frayé la voie (ou l'une des voies) explorée par la déconstruction.
2. Une relation complexe, au moins double.
On peut trouver chez Derrida de nombreux vocables (ou concepts) qui dérivent de concepts freudiens, et aussi de nombreux concepts (parfois les mêmes) qui divergent.
D'un côté :
- l'inquiétante étrangeté (unheimlichkeit) se mue en dissémination.
- la loi de l'hymen est une relecture de la castration,
- les thèmes de l'écriture, du graphe, voire de la responsabilité radicalisent la pensée freudienne de la trace.
- la différance est l'union d'Eros et de Thanatos.
- la stricture derridienne est dérivée du binden freudien (lier) : serrer, bander, maîtriser poser, suppléer.
- le Trieb freudien rapproché du Walten heideggerien.
De l'autre :
- pour Freud, la morale nait du remord (après le meurtre du père), tandis que pour Derrida, il faut que la loi ait déjà été là (par un coup de force), pour qu'il puisse y avoir remords.
- chez Derrida, cette loi qui inaugure l'interdit ne peut pas être racontée, ce n'est pas un événement de type "historique", tandis que Freud ne cesse de vouloir en faire le récit (fictif ou mythologique).
- Freud assume la primauté d'une marque sexuelle masculine (la libido), tandis que, pour Derrida, c'est d'abord la différence féminine qui travaille.
Les vocables de Derrida sont-ils encore freudiens? Peut-être pas [en tous cas, Derrida lui-même le niait]. Il n'empêche que seule la psychanalyse a pu produire une théorie de l'objet qui ait un sens archontique. Pour travailler les traces spectrales, il faut mobiliser la psychanalyse.
3. Plus d'une psychanalyse.
On ne prend jamais trop au sérieux la psychanalyse. Si on le faisait, un tremblement de terre inimaginable emporterait la conscience, l'ordre symbolique, la famille, l'autorité et même la culture. Sa marque est impossible à effacer. Même pour ceux qui la repoussent, la signature freudienne laisse une impression inoubliable. Mais l'héritage de Freud n'est pas linéaire. Il est multiple, hétérogène, conflictuel. Il n'y pas "la" psychanalyse, qui serait "la" logique de l'inconscient, mais des discours de la psychanalyse. Parmi ces discours, ont été d'une importance particulière pour Jacques Derrida :
- Abraham et Torok. Dans les années 1960 et au début des années 1970, quand il met en place ses principaux concepts en interaction avec l'oeuvre de Freud, son interlocuteur privilégié est Nicolas Abraham. Avec sa compagne Maria Torok, celui-ci invente une pratique et une théorie analytiques où la langue courante est traduite en une autre langue, anasémique. On peut trouver le modèle de cet autre concept de traduction dans le Verbier de l'Homme aux loups, cette oeuvre de langue et de vie produite par plusieurs générations de psychanalystes et d'écrivains. A partir d'une figure étrange, l'"écorce-et-le-noyau", s'engage une conversion, une mutation radicale, qui déborde la phénoménologie pour s'engager dans un récit mythique, poétique. Il en résulte un ébranlement théorique et des concepts nouveaux : crypte, fantôme, secret, deuil. Le refoulé inconscient est réélaboré à partir d'une théorie du nom.
- et aussi Lacan. Le rapport entre Derrida et Lacan est ambivalent. D'un côté, Derrida se dissocie fermement de la construction lacanienne : à l'indivisibilité de la lettre, il oppose le concept de gramme; à l'ordre symbolique, il oppose la dissémination; à l'interprétation ternaire de la castration, il oppose le quatre. La distinction lacanienne de l'imaginaire et du symbolique (avec son argumentaire autour de l'incapacité de l'animal à feindre ou à effacer ses traces), qui suppose entre l'humain et l'animal une frontière stable, indivisible, renvoie à l'animal-machine de Descartes. Mais d'un autre côté, tout en limitant pour l'essentiel sa lecture à des textes antérieurs à 1960, Derrida reconnaît le "double rôle" du discours de Lacan, avec son potentiel critique et déconstructif.
4. Apories freudiennes.
Freud a buté sur des contradictions insurmontables, qui affectent tous ses concepts. Comment ressusciter une trace originelle et unique, une mémoire vive, si la trace, dès l'instant de son impression, est irréductiblement toute autre? Comment concilier la croyance en une archive vivante et la pulsion de mort, qui est porteuse d'une toute autre pensée de l'archive? Comment déconstruire en son fondement le principe archontique tout en s'efforçant de le préserver [en prenant appui sur les structures oedipiennes]? Comment affirmer l'unité de la libido, son caractère masculin (phallocentrisme) tout en restant à l'écoute de la sexualité féminine, ce continent noir?
Pour que ces thèses incompatibles entre elles puissent cohabiter dans le même champ (la psychanalyse), il faut admettre l'impossibilité pour Freud de s'arrêter à une conclusion unique, posée comme théorique ou scientifique (exemple : il a tenté, de lui-même, de penser un Au-delà du principe de plaisir). Sa spéculation ne correspond à aucun genre, aucun concept concevable, aucun modèle préétabli, et souvent ses concepts (par exemple refoulement, pulsion, symptôme, fantasme), entre conscient et inconscient, sont à peine pensables. Sa pensée suspend les critères usuels de la signification. Ce n'est pas une thèse, c'est une "athèse", une spéculation performative où le même principe peut être à la fois confirmé et infirmé. Les hypothèses qu'il lance déstabilisent, elles déconstruisent ses élaborations antérieures. Puis il se retire, laissant les frontières ouvertes et les apories irrésolues. Le lecteur en tirera, éventuellement, ses conclusions.
Pour progresser, il a dû renoncer à sa croyance initiale en une écriture primaire, originelle et faire porter le poids de l'interprétation sur un reste idiomatique, irréductible et intraduisible. Ce reste, inaudible et peut-être ininscriptible, c'est aussi le secret de Freud, son inconscient. Lui aussi est hétérogène : des voix multiples y insistent.
5. Le testament de Freud et son héritage.
Freud a toujours souhaité que la discipline qu'il a fondée et nommée, la psychanalyse, soit reconnue comme science; mais parallèlement, il a fait en sorte que cette discipline soit irréductiblement liée à son nom. Aujourd'hui, c'est ce deuxième aspect qui l'emporte. La psychanalyse est l'oeuvre de Sigmund Freud; on ne la transmet pas comme science, on en hérite comme appartenance à la communauté supposée des continuateurs de Freud. Dans la scène d'écriture freudienne, ce ne sont pas les références scientifiques qui comptent, mais la signature, l'inscription de Freud dans le texte, en tant que sujet, et aussi dans son lieu le plus originaire, le plus insaisissable. Son oeuvre est indissociable de son autobiographie. Mais si sa décision, son jugement, son bon plaisir, avaient le dernier mot, la structure testamentaire de la trace serait effacée.
Il n'en est rien. Avec le jeu du fort:da, Freud associe la spéculation pure à une stratégie de pérennité de l'institution. En se posant comme l'héritier de son petit-fils, il lègue cette histoire à ses successeurs. Il fallait que sa famille contribue au pas supplémentaire dans la construction théorique. Cette mise en abyme de la compulsion de répétition était aussi une auto-institution.
6. Au-delà de Freud.
Freud recherchait les principes fondateurs : principe de plaisir, principe de réalité, pulsion de mort. Il les inscrivait dans une histoire dont il espérait découvrir l'origine, la trace indélébile. Pour Derrida, cette trace est marquée par un effacement irrémédiable. L'espoir freudien de renouer avec le vécu d'un "trauma primitif" est un fantasme. Cette disparition n'est pas un accident. La trace est hors du temps, sans mémoire possible, marquée elle-même par la pulsion de mort.
Cette pulsion de mort, Derrida rendait hommage à Freud pour l'avoir découverte et surtout pour avoir eu le courage d'évoquer, sans alibi, c'est-à-dire sans chercher aucune justification d'aucune sorte, ni théologique ni spiritualiste, la cruauté psychique. Cette franchise était, à elle seule, un pas en-dehors de la métaphysique. Elle aurait pu conduire Freud à sortir de la logique circulaire de l'économie psychique. Peut-être cette perspective l'a-t-il tenté, mais il s'est arrêté en-deça du bord. Il annonçait une promesse, dont il savait qu'il ne pourrait s'acquitter. En préconisant des moyens indirects (la culture, la dictature de la raison) pour lutter contre la cruauté, il prenait ses distances, mais sans conclure. Peut-être, après la perte de sa fille et de l'un de ses petits-fils, et avec les premières manifestations de son cancer de la bouche voyait-il, devant lui, se clore l'avenir.
Avec ses figures de l'inconditionnalité, Derrida tente de penser un au-delà qui ne poserait pas seulement la question de l'au-delà du principe de plaisir (comme Freud), mais celle de l'au-delà des pulsions de mort et de pouvoir elles-mêmes. Il s'agit d'un basculement, d'un saut inconditionnel dans une dimension hétérogène - plus que la vie. Sans Freud, cette problématique n'aurait jamais pu s'ouvrir.
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