La précision pourrait être inutile, mais elle ne l'est pas : Kiefer est allemand. En d'autres termes : il n'est pas juif. Il fallait que cette évidence fut dite pour qu'il puisse reconnaître une dette de l'Allemagne, dont il ne rejette pas le poids. C'est à lui de réparer, à personne d'autre. C'est à lui de prouver que, après l'entreprise esthétique des nazis, il est encore possible d'être un artiste allemand, à condition d'avoir le courage de s'expliquer avec les spectres et d'accomplir un dur travail de deuil et de remémoration. L'Allemagne est irréductible à ses mythes, son devenir est hétérogène. Elle doit exhiber les contradictions qui sont en elle, y compris sa propre culture judéo-cabalistique -, encore vivante et bien présente, malgré les crimes, l'effondrement du sens et la déréliction ambiante. Elle doit s'incorporer des personnages étrangers comme Lilith. A ce prix seulement, l'Allemagne sera réunifiée.
Kiefer a commencé par recueillir des traces de sang, mais cela ne suffit pas pour faire son deuil de tous ces morts. Il faut des mots, des textes, des poèmes, des concepts, des livres, des bâtiments, des monuments, des ruines, des masses de plomb ou de béton armé, des matériaux disparates qui mettent l'oeuvre en mouvement. Ces constructions théatrales, faites de rappels et d'allusions provoquent un choc. La blonde Margarete et la brune Sulamith s'y croisent. Elles mettent en ruine la représentation classique, mais restaurent une aura d'un nouveau genre, ancrée dans l'art du XXème siècle où prospère la présence réelle.
Finalement l'ensemble du projet apparaît comme irréductiblement allemand. Si la culture juive est invoquée, c'est comme monument ou idole, pas comme expérience vivante.
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