1. Duplicité.
Quand Jacques Derrida emploie le mot désir, c'est pour souligner une duplicité :
- il faut, pour qu'il y ait désir, qu'une certaine organisation, une certaine cohérence ou structure le commande : celle du sujet qui vit dans l'attente ou l'espoir d'une présence pleine, d'une parole vive, orale, qui travaillerait à réduire la différence. C'est le sujet logocentrique, métaphysique, celui qui voudrait s'appuyer sur un "signifié transcendantal", point central qui mette un terme au renvoi infini de signe à signe. Ce sujet qui aspire au fantasme d'une vie pleinement présente, qui voudrait restaurer l'identité à soi, préfère restreindre l'altération produite par l'écriture. Il chasse son autre. Sa jouissance, habitée par la lettre et la mort, se voudrait objectivable, représentable. Ce désir-là, porté par la tradition européenne, est indestructible, y compris dans les modes de pensée qui prétendent s'en prendre à la métaphysique, comme ceux d'Artaud ou d'Heidegger, et y compris chez Derrida lui-même.
- mais par ailleurs la commande du désir est illimitée. Il ne peut pas s'arrêter dans la plénitude. Une voix fantômatique, tremblante, idiomatique, maintient l'ouverture, la distance, la non-présence ou l'extériorité. Passant par le rêve, la parole ou les textes, cette voix fait résonner son accent singulier. On désire le désir. Même dans les domaines les plus objectivés, la recherche scientifique, la biologie, le rapport à la mort, le désir (et le désir de désir) sont parties prenantes.
2. Mise en échec.
Le désir derridien est une notion ambiguë, aussi ambiguë que l'hymen, cette pliure dont la consumation laisse s'écrire une différance sans présence. Conditionné par un défaut initial, une exappropriation, il est d'avance mis en échec. D'un côté, il est dépourvu de passage assuré, de route frayée ou fiable. C'est un désert, une figure de l'aporie. Mais d'un autre côté, il hante nos régimes de croyance. Il imprime des émotions à même le corps, il magnifie, comme au cinéma, des apparitions spectrales. Il faut la femme pour jouer avec ce désir, pour l'ouvrir par la séduction, même si elle-même au fond n'y croit pas (pas plus qu'elle ne croit en la castration).
3. Désir métaphysique.
La métaphysique du désir est un appel quasi religieux à un autre inaccessible, une eschatologie désespérée dont nous sommes incapables de nous détacher. Nous ne le désirons pas comme un possible, mais comme un impossible. Dans la tradition de la théologie négative, il est attaché à l'idée d'une voix juste, d'une autorité dont le propre serait de n'avoir rien en propre. Il témoignerait du plus intense désir de Dieu, dans les deux sens du terme : celui que nous éprouvons pour Dieu et celui que Dieu éprouve pour nous. Même athée, il resterait insatiable.
Mais alors quel serait le désir de l'écrivain Derrida, du philosophe, du penseur ? La vérité qu'il aura cherchée, dont il aura espéré jouir, c'est celle qui aura été hantée par un désir testamentaire : que quelque chose survive et soit transmis. Ce désir d'inconnu, désir d'avenir, est plus porté par son texte, aujourd'hui, que par sa présence d'hier.
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