1. "Aujourd'hui", je m'adresse à qui ?
Même s'il l'utilise parfois, Jacques Derrida se méfie de la notion d'époque, autant que de tous les mots qui pourraient y être associés, par exemple moderne, modernité, contemporain, etc. Pour se situer dans le temps, il préfère, plus simplement, l'adverbe aujourd'hui, ce terme ambigu qui renvoie au moins à deux temps différents : celui où il écrit, et celui où nous le lisons, et peut-être à d'autres encore. S'il devait parler de cette époque, "la nôtre", il s'adresserait à un contemporain qu'il supposerait appartenir à ce "nous", mais comment pourrait-il en être sûr? Ce ne serait qu'une supposition, une fiction. Puisque rien ne prouve que "notre temps" soit le même pour tous, autant parler d'"aujourd'hui", cette expression qui reste indéterminée dans le temps. Nous savons qu'aujourd'hui n'est pas une généralité, c'est une date, avec tout ce que ce mot comporte de complexité, d'obscurité et d'énigme. Et pourtant, bien que nous sachions avec certitude que le lecteur futur ou virtuel ne peut pas, par structure, être notre exact contemporain, c'est bien à lui que, aujourd'hui, nous nous adressons.
2. Logos, phallus et phonè.
Aujourd'hui, donc, qui n'est pas une époque, nous nous rattachons à des traditions qui plongent dans des archives anciennes. Qui est ce nous ? Ces archives sont elles oubliées, perdues, refoulées ? Il n'y a ni vérité, ni origine enfouie, et pour évoquer la figure "moderne" de ces traces, archi-dissimulées, il aura fallu, autour d'anciens mots (logos, phallus, phonè), en inventer de nouveaux : logocentrisme, phonocentrisme ou phallogocentrisme. D'un côté ce ne sont pas seulement les mots qui sont nouveaux, c'est aussi un monde, un horizon, et d'un autre côté cet horizon se confond encore avec la vieille métaphysique. Il faut faire avec cet anachronisme. La nouveauté, aujourd'hui, c'est la maîtrise techno-scientifique extraordinaire et ambiguë dont nous dépendons. Cette maîtrise télé-technologique, avec ses moyens toujours plus performants, a ouvert la voie à toutes sortes d'inventions, dont, par exemple, le téléphone, le cinéma, l'informatique ou l'Internet.
La tradition occidentale repose sur la présence de la voix. Il faut que la chose se présente, ici et maintenant, pour que soit rassemblé dans le logos tout ce qui produit, reçoit, dit et rassemble le sens. C'est la raison, la loi morale selon Kant qui parle en chaque homme sans équivoque et légitime un savoir-vivre, une sagesse. La parole valorise l'intelligible au détriment du sensible, l'idée au détriment du corps, elle sépare le signifié du signifiant. Par le verbe "être" qui l'unit à la pensée, dans l'évidence de sa présence à soi-même, elle se présente comme pouvoir sur le signifiant, maîtrise technique, garantie paternelle, transcendance phallique. Ainsi la raison et l'écriture sont-elles subordonnés à l'auto-production du logos.
3. Le débordement du langage par l'écriture.
On peut partir du "tournant linguistique" qui marque les années 1960. Au moment où le langage "comme tel" est devenu l'objet et l'horizon des recherches, il a cessé d'être rassuré sur lui-même. Menacé, désemparé, désamarré, il est devenu le symptôme d'une écriture qui déborde. On a trouvé de l'écriture partout : dans la danse, le cinéma, la musique, la politique, la biologie, etc. Quand elle excède la parole, quand elle efface les limites de la langue, c'est le signe, et avec lui tout ce qui lie notre culture, qui est menacé. Faute de signifié transcendantal pouvant faire office de fondement, la circulation des énoncés est réduite à un jeu qui semble détruire les formes traditionnelles de l'écrit. Ce phénomène a été constaté, analysé, le plus souvent condamné et dénoncé, sans qu'aucun "remède" n'ait jamais montré la moindre efficacité. Il est associé à la crise mallarméenne, aux mouvements de l'avant-garde et de la modernité littéraire, à de nouvelles configurations qui affectent la mémoire, la pensée, la vision, l'habitat, la langue, le dessin et ce qu'on nomme encore aujourd'hui, l'audiovisuel.
En poésie comme en littérature, on peut désormais tout dire. En histoire, un nouveau concept de l'archive se met en place, où le virtuel ne se distingue plus du réel de la même façon. En art, les nouvelles scènes de la représentation prolifèrent, tandis que dans l'université la croyance en un savoir neutre, "objectif", s'étiole. La difficulté, pour les analystes, c'est que les oeuvres sont elles-mêmes prises dans la dislocation du logocentrisme dont elles font le constat.
4. Le brouillage des limites.
Depuis deux siècles, les cultures sont engagés dans une mutation inouïe, sans précédent, qui touche à toutes les frontières : territoires, technologies, politique, et aussi ce qu'on nomme l'humain. Entre la biologie, la zoologie (les animaux), l'anthropologie, le rapport à la vie et à la mort, les réseaux, l'histoire, les appartenances ethniques, communautaires, sociales, ces frontières se brouillent. Cette dislocation des limites touche autant le monde effectif que les concepts. Tous les systèmes d'oppositions, ceux qui déterminent le sens comme ceux qui organisent la communauté, sont contestés, renversés, menacés, et même livrés au chaos. Aucun champ n'étant à l'abri de cette perversion, il n'y a plus de champ rassurant. Le monde ne se ferme plus, il semble livré au désordre. Une nouvelle violence émerge, une cruauté irréductible à la logique du conscient. Quand on ne sait plus distinguer la guerre de la paix, la vérité de l'apparence, le public du privé, l'ami de l'ennemi, l'Etat souverain de l'Etat voyou, alors il n'y a plus de fondement. Au lieu d'une bouche paternelle transmettant la vérité, s'ouvre une bouche béante, sans voix, qui hurle dans un fond sans fond. Quand on ne reconnaît plus les différences, alors le même, lui aussi, se disloque.
C'est le monde lui-même qui se désarticule. Devenu intempestif, il se soustrait à l'ordre théologico-politique. Il "sort de ses gonds" pour employer la formule de Shakespeare ("out of joint"). Le nom de l'homme se dissocie du nom de l'être.
Mais le logocentrisme ne disparaît pas. Il se prolonge, se transforme. Sa clôture n'est pas sa fin.
5. La crise de la raison.
Depuis les Grecs, une téléologie fait croire en la cohérence du logos. Il faut que les savoirs convergent vers l'unité de la raison. Le christianisme a contribué à légitimer cette croyance en la justification purement intérieure du logos. Mais aujourd'hui, les savoirs se spécialisent, chacun produit ses axiomes et sa rationalité. La Raison ne se donne plus comme souveraine, inconditionnelle. C'est plus qu'une crise du logocentrisme : c'est un séisme. On ne peut plus penser ni croire de la même façon. Le retrait du souverain est déjà en œuvre aujourd'hui. Il affecte le patriarcat, la domination masculine.
6. Mondialatinisation.
S'il faut indiquer une date, on parlera de la fin du 20ème siècle. Une autre mutation, plus radicale encore, se sera ajoutée au débordement immémorial de l'écriture. Elle autorisera, pour le coup, à parler de nouveauté, et même d'absolument nouveau. Mais comment nommer cela? Par quel biais l'aborder?
On cherche des vocables pour le nommer. Partons de la transformation par Derrida d'un mot courant, mondialisation, en mondialatinisation. C'est, dit-il, une alliance étrange, l'association dans un même principe aporétique du christianisme comme expérience de la mort de Dieu et du capitalisme "télé-technoscientifique", avec ses surenchères d'intégrisme, de machinisme et de formalisation abstraite. Ce qu'on analyse parfois comme une montée de la religion est, selon Derrida, un événement unique, intraduisible dans les langues non dérivées du latin ou de l'anglo-américain dominant. Il aura fallu que le mot latin "religion" circule partout dans le monde (quoique généralement en anglais), pour que la sacralisation de l'humain devienne un principe universel. Partout ont été relancés, dans le même langage, par les médias, l'audiovisuel, le cinéma ou le cyberespace, les mêmes spectres fondateurs. Ce qu'ils répandent est un mouvement infini de destruction machinique, un mal d'archive lié à la pulsion de mort freudienne, un mal d'abstraction ancré dans le savoir et la science. Cette logique formelle, abstraite, entretient à la fois le religieux et le retour du religieux. Elle marque notre temps comme elle n'a marqué nul autre avant lui et le menace du mal le plus radical : l'annulation de l'avenir.
L'époque a créé ses anticorps. Aux génocides, elle oppose le crime contre l'humanité, cette rupture dans le droit international qui crée une sorte de méta-citoyenneté, au-delà du souverain et des Etats-nations. Aux crimes de masse (colonisation, esclavage, occupations), elle oppose ce que Derrida nomme la mondialisation de l'aveu : déclarations de culpabilité, comparutions devant des instances ad hoc ou devant le tribunal invisible des médias, reconnaissance des fautes ou d'erreurs par d'anciens dirigeants ou des institutions comme l'Eglise. C'est une scène nouvelle qui se met en place, hors lois, hors normes, hors savoir.
7. Europe : le cap et l'autre cap.
Le discours traditionnel de la modernité est étroitement lié à l'héritage (ou aux héritage·s) culturel·s de l'Europe : d'un côté l'ordre du capital, dans sa polysémie, et d'un autre côté le double axiome de la différence d'avec soi et du recommencement. C'est cette structure, aporétique, qui tend à dominer aujourd'hui. Dans le même temps, elle commande un cap - celui du sujet désirant, calculateur, volontaire, qui veut s'imposer comme capitaine, capitale, dans le contexte d'une tâche infinie, phallique, et un autre cap - une toute autre résistance à l'ordre par désidentification, ouverture à l'autre. Ce changement d'orientation, qui est aussi le cap de l'autre, oblige à répondre de la question du discours de la modernité de façon absolument nouvelle. La détermination économique, qui ne porte pas seulement la liberté de l'esprit, comme disait Valéry, mais aussi le capital, le travail, le rendement, est mise en péril, et avec elle l'identité et l'unversalité de l'Europe. Le commandement venu et à venir de l'Europe, c'est que : il faut endurer ces antinomies. Être fidèle à la mémoire européenne, c'est accepter la contrainte de cette aporie critique, qui est aussi l'expérience d'un impossible. Ce n'est pas sans risque - car le nouveau abrite aussi, parfois, le mal radical.
8. La mutation d'aujourd'hui.
Avec l'enregistrement et la diffusion de la voix et de l'image, le privilège de la parole et de la voix prend des formes nouvelles, qui convergent vers une croyance en la figuration vivante du présent - cette impression de certitude ou de vérité plus spectrale qu'effective, qui fabrique ce que nous vivons comme "contemporain" (ou supposé tel).
D'un côté, on peut décrire les mutations visibles : transformation de l'espace public, bouleversement des méthodes d'archivation et de production de savoir, accélération des rythmes, émergence de l'opinion publique, virtualisation conduisant à une déstabilisation du travail et peut-être même à sa fin, désir d'invention à la fois irrépressible et strictement programmé, encadré par des dispositifs itérables, nouvelles formes d'écriture irréductibles au livre, etc.. Mais d'un autre côté, on ne peut penser cette mutation que de façon paradoxale, aporétique, impossible, contradictoire. Les néologismes comme gramophonisation, techno-télé-discursivité, artefactualité ou actuvirtualité (Derrida), communauté inavouable, désoeuvrée ou désavouée (Blanchot, Jean-Luc Nancy) et beaucoup d'autres inventés par les penseurs de la seconde moitié du 20ème siècle réfléchissent la folie qui semble s'être emparée de la communauté politique.
Le christianisme aura peut-être été une tradition plus plastique que les autres. Sans renoncer à la domination, il se sera déconstruit, aura contribuer à ouvrir l'appel vers un monde juste, ou plus juste.
9. L'époque du "peut-être".
Qu'est-ce que "ce temps-ci"? Qu'est-ce que "notre époque"? Une chose unique, sans précédent, qui n'a pas de nom, n'est ni indivisible, ni pleinement présente ici et maintenant, ne rassemble rien, ne se prête à aucune réflexion possible, n'a aucune analogie avec un autre temps auquel elle ressemblerait. Hamlet dit de son époque qu'elle est disjointe, déportée hors de soi. C'est le cas de toute époque, mais plus particulièrement de l'époque où cette thématique devient un motif.
Et pourtant ce qui arrive aujourd'hui est singulier. Jacques Derrida le résume par un mot : "peut-être". Le "peut-être" est un mouvement, une force insatiable qui aspire nos désirs, notre vie, nos événements. On ne peut pas le reconnaître comme tel, ni le désigner comme un moment ou un état, et pourtant c'est une expérience inouïe, toute nouvelle - nouvelle historiquement et chaque fois nouvelle.
La transmutation d'aujourd'hui interrompt, indécidablement et imprévisiblement, l'ordre des choses. C'est elle qui qui donne lieu à la déconstruction - qui n'est pas une théorie, ni une méthode, mais la déstabilisation en cours des choses mêmes, qu'on peut dater de l'irruption, à peu près concomitante, de la psychanalyse, de la photographie et des bio-pouvoirs. La mort de Nietzsche, intervenue à la même époque, marque une première effraction dans l'apocalypse.
10. Comment faire monde, aujourd'hui.
Ce n'est pas un axiome, c'est un constat. Le monde s'en va, il fait défaut, et les institutions traditionnelles, les alliances, sont impuissantes à le réparer. Il ne suffit pas de décrire, de laisser émerger des concepts qui traduisent cette situation (différance, déconstruction, dissémination, etc.), il s'agit d'une inscription performative dans le discours pour faire monde, faire venir le monde au monde. La difficulté sociale de cette inscription, c'est qu'elle n'est pas généralisable, elle est singulière. Elle ne garantit pas contre un nouveau retrait du monde. Chaque fois, comme s'il y avait un monde juste, je dois te porter, t'y porter.
11. Il faut oeuvrer.
L'époque qui favorise l'émergence d'un nouvel ordre mondial se défend aussi contre lui, elle entretient contre cette émergence ses propres anti-corps (auto-immunité). En témoigne par exemple la notion de crime contre l'humanité, porteuse elle aussi, au-delà des structures politiques traditionnelles, d'une mutation radicale. Sans doute faut-il proposer une nouvelle alliance, ou nouvelle Internationale, sans oublier le risque que, comme tout acte de foi, elle ait partie liée avec ce qu'elle combat. Une telle alliance ne pourrait s'étendre qu'en utilisant les réseaux mêmes qu'elle critique. En s'en prenant au discours dominant (symbolique), elle risquerait toujours l'hypersymbolique.
L'époque à venir, qu'on ne peut borner à aucune temporalité linéaire, n'a pas d'horizon crédible. Dans les années 1960-70, Jacques Derrida affirmait que seule une pensée de la trace échappant au logos, une pensée qui ne veuille rien dire, une pensée blanche, neutre, indéterminée, sans poids, une pensée ouverte et aventureuse, pourrait laisser venir des lieux sans issue ni chemin assuré où cette absence d'horizon serait dite. Dans cette expérience comparable à l'écriture d'un poème, la signature, mise en abyme, disparaitrait elle aussi.
Mais ce qui arrive, aujourd'hui, dans le monde, invite aussi à autre chose, à œuvrer autrement. Elargir la compassion, en prêtant attention à la vulnérabilité, la souffrance, la peur ou l'angoisse d'autres vivants, ne suffit pas. Il faut une nouvelle critique de l'humanisme, de nouvelles Humanités qui traiteraient autrement de l'histoire, de l'idée et de la figure de l'homme, et face aux fantasmes de souveraineté indivisible, l'engendrement des oeuvres doit s'engager selon d'autres règles et d'autres principes, en fonction d'un autre concept d'œuvre encore énigmatique.
|