1. Il n'y a pas de hors-texte.
Tout part de cette formulation qui peut être lue comme une hypothèse, une thèse, un axiome, une proclamation (celle de la théorie derridienne de l'écriture), un acte de foi, ou encore une analyse, celle de la structure générale du discours, ou encore un postulat, celui de la post-modernité - mais Derrida récuserait sans doute ce dernier qualificatif. Cette phrase finalement peu réitérée dans l'oeuvre est devenue célèbre. S'Il n'y a pas de hors-texte, c'est aussi que Rien ne précède le texte, rien ne l'intitule. Certes, les textes se distinguent les uns des autres. Certes, on peut donner à chaque texte un nom propre conventionnel (son titre), on peut lui conférer un statut légitime et clos qu'on peut rapprocher de celui du livre, on peut reconnaître certaines procédures qui institutionnalisent sa position juridique et politique. On peut aussi, par le biais des éditeurs, des critiques et des préfaciers, individualiser chaque texte ou chaque extrait de texte. Il n'en restera pas moins que le texte est sans-bord, qu'il est impossible à isoler des autres textes. Jamais il n'est hors-contexte. Il n'y a pas de limite aux possibilités de renvoi, aux traces, aux transformations qui l'écartent de l'identité à soi. Toutes les structures de la "réalité" dite économique, historique, sociale, institutionnelle, politique, etc... sont impliquées en lui, à tel point qu'on peut le qualifier de texte-contexte. Il accueille en lui le référent, le réel; il les inscrit comme différance. Prendre cela en compte, c'est la déconstruction même.
Comme n'importe quelle science, la biologie est un texte. Sa particularité, qu'elle partage avec les sciences dites humaines, c'est que son référent (le vivant) peut être, lui aussi, lu et analysé comme un texte. Ce texte se produit lui-même (auto-reproductibilité du vivant) et le biologiste, qui le décrit (texte génétique) ou le traduit en langage courant, étant vivant lui aussi, fait partie du texte qu'il traduit. Il ne peut pas en donner une description externe, ou s'il en donne une, elle renverra à elle-même sur le mode autoréférentiel (structure de la fable). Cette circularité, qui altère toute axiomatique, confère aussi à ces sciences des pouvoirs singuliers.
2. Signature, nom.
Dès qu'un texte est signé, son auteur est mis au tombeau. Certes, son nom résonne toujours, on peut l'entendre, mais cette résonance est aussi une perte. D'un côté, un texte n'est lisible que si, derrière la signature, un nom propre s'oublie, se perd, se refoule. Mais d'un autre côté, il n'y a pas de texte sans un nom qui vienne le brouiller, entamer sa signification. Le texte est travaillé par l'illisibilité du nom propre. Cette illisibilité est masquée par la signature, voire par le titre. Ceux-ci font-ils, ou non, partie du texte? Leur position est ambiguë. Ils ne sont ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors. Comme éléments extérieurs (qui se veulent hors texte), ils commandent, ils cadrent, ils font bord, mais le texte résiste à leur autorité. Il est hanté, contaminé, voire ruiné par d'autres forces qui remettent en question la stabilité d'une loi ou d'une origine. Le texte promet une oeuvre, mais une autre loi, une loi de disjonction, la divise en interdisant tout rassemblement dans la présence.
3. Et le commencement?
S'il n'y a pas de hors-texte, il n'y a pas non plus de commencement. Certes il arrive que du texte se déclenche [ça arrive même sans arrêt], mais dans ce déclenchement, le texte n'est pas présent à lui-même. Infecté par des citations, incisé par des greffes, contaminé par d'autres matériaux, il est déjà, dès la première trace, plié, marqué par des phénomènes d'écho, de miroir, de duplication. Le chemin vers sa "propre" généalogie lui étant interdit, il s'étend, selon une logique du quart exclu, dans un pur espace d'écriture, un espace blanc, neutre, dépourvu d'aucune présence.
En jouant sur la typographie, en faisant chuter la signature, Derrida a voulu figurer/écrire cet espace dans Glas, ce texte hors-texte, entre-texte, indissociable des autres textes. Mais quand la signature tombe, le texte tombe aussi. Il ne reste finalement à personne. C'est un double deuil qu'il faudrait faire (celui de la signature, et celui du texte lui-même). Double deuil impossible, bien sûr, car la signature, elle aussi, reste. Le signataire d'un texte ne lui est pas extérieur. Il s'y résorbe, s'y efface, s'y enveloppe (comme on s'enveloppe, infiniment, dans un talith qui colle à la peau).
Quand, dans un livre, on fait précéder le texte "principal" par une préface, un avant-propos ou une introduction, on suppose que ce prologue liminaire (ni dans le texte, ni hors-texte) mettra le texte en marche. Ce qui, dans ce prologue, échappe au texte, est le lieu des commencements (khôra).
4. Dédoublements.
Il y a au moins deux textes (comme il y a deux écritures) : celui de la métaphysique, qui est clos (car toute trace est scellée dans des systèmes d'oppositions) et l'autre texte, imprévisible, dont la texture est irréductible et inouïe, qui engage un "qui", appelle une tâche et invite à l'errance. Les deux textes coexistent selon une structure de double marque - ce qui n'exclut pas le troisième ou le quatrième texte [celui de la dissémination].
5. Oubli.
Il arrive que le texte s'oublie. C'est le cas, dit Derrida, au cinéma, quand une dimension passionnelle indissociable du corps, des émotions, de la sensualité, de l'érotisme fait oublier ce qui travaille en lui : la trace. Cette fascination quasi-hypnotique enferme dans la présence. Mais le cinéma est aussi un texte, un lieu d'écriture, de montage et de citation, une œuvre interprétante soumise elle-même à interprétation. Quand le texte s'encrypte, se clôt sur lui-même, la trace scellée, innommable, ne peut plus se dire dans la langue commune; mais il peut aussi surgir de ce tombeau, dans un certain rire, une autre langue, discordante, désajointée.
6. Frayages.
Quand nous travaillons sur un texte (au sens le plus courant : philosophique, pictural ou autre) ou sur sa représentation actuelle, consciente (le discours), nous frayons un chemin, nous ouvrons une route, nous déclenchons un mouvement. Cette opération ne modifie pas le texte, elle le laisse intact, mais elle opère sur lui un travail de déconstruction, de réception, de résonance : elle produit l'autre texte.
S'il est impossible de déconstruire un texte de l'extérieur, si on le laisse intact en le lisant, alors d'où vient la déconstruction? Du texte même. Quelque chose se passe : une opération, une expérience, un événement. En s'affectant, le texte est affecté par l'autre (ce que Derrida tente de (re)produire artificiellement dans Glas ou dans ses nombreux quasi-dialogues). Et si je lis le texte d'un autre, pour faire droit à ce texte, je dois faire apparaître mon retrait.
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