1. Evidence de la présence vivante.
Quand je parle, je m'entends dans le temps même où je parle. Ma voix, avec son souffle et son intention de signification, est absolument proche de moi. C'est elle qui garde la présence, qui m'assure qu'elle ne m'échappera pas. Sans doute est-ce, d'une certaine façon, un simulacre, mais ce n'est pas une illusion car la parole ainsi vécue produit effectivement des objets idéaux, des signifiés. Elle met la signification à l'abri du monde extérieur, du signifiant, dans un vécu qui tend à supprimer les écarts intempestifs, les différences, voire la différance elle-même. Cette présence-là est vécue indépendamment du monde, elle n'est pas conditionnée par l'existence.
La métaphysique se définit par l'exclusion de la non-présence. Dans le système classique des oppositions, la norme de la vérité est la présence du présent. Toute forme est réductible au présent-vivant. Il ne reste ni trace, ni extériorité. En s'entendant parler à travers la voix, dans l'évidence et le désir de présence pleine, le logos se produit comme pure auto-affection, intuition, certitude de soi. Dans le champ philosophique, la phénoménologie reproduit cette prévalence du seul instant de la présence à soi, indivisible et ponctuel. Il faut supposer que cet instant opère comme principe des principes, commencement absolu.
2. Représentation.
Dans son essence, qui est de se répéter dans une autre présence (itérabilité), de l'altérer, la présence ouvre la structure de la représentation. Dès le commencement, un texte s'était déjà déclenché. La possibilité de la mémoire avait été ouverte et un futur avait été promis. Depuis toujours, une extériorité s'ajoutait à la présence et interdisait sa pure plénitude. La présence n'a jamais été présente à elle-même, sans détour. On peut la comparer à deux mains qui se touchent : présentes l'une à l'autre, elles s'écartent déjà, et c'est ainsi (comme différance) que le texte accueille la référence; et c'est ainsi que s'engage le mouvement du temps. Même l'intentionalité, qui n'est jamais présente à son objet, est soumise à cette logique. L'écriture ne l'a pas modifiée, mais l'a précédée. Elle se sera déjà insinuée, furtivement, dans toute œuvre, empêchant la présence à soi.
En faisant venir, par la représentation, une autre présence, la représentation ouvre à l'imagination, au désir - et aussi à la lettre et à la mort.
3. Présence incertaine, impossible, innommable.
Comment s'assurer d'une présence? Il faut un témoin qui en ait eu l'expérience sensible, et que je puisse croire sans craindre qu'il ne me trompe ou ne fasse erreur. Mais un tel témoin, qui offrirait une garantie absolue, n'existe pas. Si tout témoin peut se parjurer, la présence elle-même est dépourvue de certitude. Il suffit d'une marche, d'un pas, d'un déplacement, pour se soustraire à la présence.
Les médias d'aujourd'hui (télévision, radio, Internet) veulent faire croire à la présence immédiate de ce qu'ils montrent. Mais le temps réel n'existe pas, toute image est construite. Les journalistes ou commentateurs ne témoignent pas d'un réel mais relancent les spectres, jamais présents comme tels, qui fondent une mondialisation dont les enjeux restent non déclarés, encryptés.
S'il n'est de présence que différée, dans un rapport à l'altérité, alors la présence pure est impossible. Même en disant "je", ou "je suis", ou "je suis vivant", je ne garantis pas ma présence, car on peut trouver des expressions de ce type dans n'importe quel texte ou écrit. Elles fonctionnent par-delà l'absence du sujet et même par-delà la mort. Que suis-je ici, maintenant, à cette date? Je ne le sais pas, c'est pour moi un schibboleth.
Jean-Jacques Rousseau aurait voulu jouir d'une présence absolue du présent, d'une présence pure. Mais ses espoirs étaient toujours frustrés. L'autre présence à soi qu'il espérait n'était que représentation, supplément, altération.
Si l'on pouvait imaginer une totale présence à soi, ce ne pourrait être que celle d'un Dieu. Mais nous n'avons jamais accès à cet expérience. Même Moïse, dans le récit biblique du buisson ardent, ne parle face à face qu'avec la trace de Dieu. Tout ce que nous pouvons faire de cette présence absolue, c'est la nommer. Dans le même geste, le nom de Dieu nomme cette présence et aussi la négation absolue de toute présence finie dans l'être. On ne pourrait pas décrire le pur mouvement d'une subjectivité absolue, il serait innommable.
4. Une autre présence?
Faut-il alors faire le deuil de la présence? Faut-il la considérer comme un simple effet phallique, un fantoche, un fantôme? Peut-être pas. Certaines situations (dans l'art, la poésie), possibles ou impossibles, pourraient témoigner d'une autre présence. Ce ne serait pas la présence d'un autre vivant, d'un prochain, mais un genre de présence qui se rapprocherait de l'unheimlichkeit, cette irruption, ici et maintenant, d'une étrangeté familière, d'un secret non dit, extérieur au discours et peut-être aussi à l'humain. Quand surgit ce présent de l'autre, ce plus-que-présent, c'est un choc, une révolution, une remise en mouvement de marques oubliées, perdues.
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