Le judaïsme comprend au moins trois éléments. 1/ Le Juif est celui qui respecte les préceptes de la tora, une posture qu'on peut résumer par la formule traditionnelle : Nous ferons et nous entendrons. C'est le facteur religieux. 2/ Les juifs sont un peuple. Certes ses limites sont variables. Selon les époques, le nom du père, la religion de la mère et d'autres facteurs généalogiques ou juridiques (par exemple l'acte de mariage, la ketouba) ont été pris en considération. 3/ Avec l'élément supplémentaire commence la difficulté. Dire Moi, je suis juif, implique autre chose : une injonction, un commandement, un appel, une décision qui, pour chaque Juif, vient avant lui et l'engage de manière irrécusable, indéniable, irrévocable. Le Juif est porteur d'un secret, d'une élection, d'un passé, d'une expérience ou d'un je ne sais quoi énigmatiques, que l'on qualifie de judéité faute de meilleur mot et pour désigner le fait qu'on peut être juif sans se reconnaître dans la religion ni dans la communauté. Selon Freud, ce troisième facteur est l'essentiel du judaïsme. Il l'assume avec fierté, mais ne se risque pas à en donner une définition.
Disparité, disjonction, étrangeté.
Bien que "Juif" soit une désignation collective, les juifs s'assemblent difficilement. Ils sont différents les uns des autres par leur culture, leur histoire, leurs choix, etc... et en plus ils sont différents d'eux-mêmes. L'identité juive reste un mystère. Rechercher un dénominateur commun à tous ceux qui se reconnaissent dans ce mot, juif, est voué à l'échec. Le Juif est attaché à son origine mais il s'en arrache volontiers. Il admet souvent être étranger à ce qu'il est, ce qui implique aussi qu'il soit étranger aux autres (mais c'est plus difficile à assumer). On le croit différent, essentiellement et originairement différent, mais on ne sait pas en quoi consiste cette différence. Cette étrangeté qu'il représente ou symbolise, qui est inscrite en lui, ne lui est pas spécifique. C'est une Chose qu'on peut dire juive mais qui est aussi commune à tous les hommes, à l'humain. Si l'authentique ne se sépare plus de l'inauthentique, ce sont toutes les distinctions conceptuelles qui sont déconstruites. A chacun, il faut un étranger, et le Juif occupe la place de cette disparité.
S'il apparaît comme illégitime, c'est parce qu'il a déjà renoncé à son unité. Peut-être cette singularité illimitée, qui n'est pas une singularité puisqu'elle est partagée par tous, explique-t-elle la démesure de l'antisémitisme. La haine anti-juive est toujours incohérente, elle repose sur une série d'accusations paradoxales. Peut-être la Shoah elle-même ajoute-t-elle à cette démesure un terrible et incommensurable poids de réel.
Peuple, nation, religion.
On peut dire que les Juifs sont un peuple, en ce sens qu'ils sont le produit d'une suite de générations (qui n'est certainement pas homogène sur le plan ethnique, mais qui fait la preuve d'une certaine continuité). Le Juif se pense porteur d'une mémoire, prétend transmettre un message universel, mais il est rarement capable d'en définir le contenu. Les athées étant innombrables parmi les Juifs, ce message peut difficilement être purement religieux. On s'appuie alors sur d'autres généralités : le judaïsme comme parole de libération, le Dieu qui dit "je" (à l'opposé d'une puissance abstraite) et procure ainsi à l'homme son libre-arbitre, la divinité qui se confond avec l'être (sous des modes qui, entre Spinoza et Lévinas, peuvent être très différents les uns des autres), un enracinement dans le Soi le plus profond. Il y a dans tout cela et bien d'autres considérations une part de vérité, mais rien qui puisse épuiser le sujet.
On reproche souvent aux Juifs de se prendre pour le peuple élu. Mais eux-mêmes ignorent ce que signifie cette "élection". Le sens de Am Segoula en hébreu est plus complexe et plus obscur : peuple-trésor, peuple-médicament, peuple de la distinction. En se nommant ainsi, ils peuvent imaginer qu'ils se retirent d'une humanité dont pourtant ils font partie. Ils ont payé cher cette croyance et y ont renoncé, de facto, quand ils ont créé une nation moderne sous le nom d'Israël. Cette nation est légitime, c'est l'exercice d'un droit, mais son comportement ressemble à celui de n'importe quelle autre nation. Sous cet angle le projet sioniste est un succès : la nation israëlienne et le peuple juif ne peuvent pas être confondus.
Loi.
Le Juif est attaché à la loi. Mais quelle loi? Elle n'est jamais univoque. Il y a la loi écrite, la loi orale, la troisième loi (athée), et encore d'autres lois au-delà de la loi, qui s'imposent avec d'autant plus de force qu'elles n'apportent aucune connaissance, aucune vérité définitive. L'interrogation étant inapaisable, les questions viennent en série. Par exemple :
- "Qui était Moïse?". Comme le talmud le raconte, Moïse n'a jamais su comment évoluerait la loi. Il y a toujours en elle du surplus, des éléments à découvrir, des inattendus.
- S'il est impossible d'appliquer tous les commandements, lequel est le plus important? Pour un Juif irreligieux, la réponse est claire : écrire un livre.
A chaque fois que je parle avec un autre (Juif ou non), ma place est redéfinie.
Nom.
Pour Sartre, "Juif" est un nom spécial, sans contenu. Est désigné comme Juif celui qui se trouve dans une certaine situation. L'accent sur le nom rejoint la mystique juive traditionnelle du Nom. N'est-il pas imprononçable?
Est Juif celui qui, à la question "Qui es-tu?" répond : Je suis Juif.
De la dette à la réparation à venir.
Le judaïsme a beaucoup donné (par exemple aux chrétiens, qui entretiennent avec lui une relation quasi-oedipienne), mais ce qui lui a été prêté (la tora ou la terre) ne lui appartient jamais définitivement. Cela peut lui être repris, et il en sera ainsi jusqu'à la fin des temps. Le peuple juif n'a rien en propre, sauf cet endettement originaire qui l'assigne à une certaine place et à un certain mouvement historique orienté vers l'avenir. Car la loi ne se met pas en place par la causalité, mais par la prescription.
Voix, invocation, affect.
Pourquoi les Juifs sont-ils haïs et méprisés par les autres peuples? Ils rappellent qu'il y a eu une voix, mais qu'elle s'est tue. Pour tous les peuples, la voix s'est perdue, sauf peut-être pour eux. Ils l'ont encore, cette voix fragile qui s'est retirée. Ils sont le symbole du manque, de l'incapacité et de l'impuissance de tous les autres.
Mais comment se fait-il que même les Juifs sans religion occupent cette place? Il y a en eux une construction psychique inaccessible à l'analyse, qui ne peut pas être dite par des mots, qui semble s'interposer quelque part entre cette voix perdue et une dimension inconnue. Ce peuple du retrait de la voix semble posséder l'étrange faculté d'entendre l'inaudible et d'être entendu de lui [même s'il n'y croit pas]. Il est aussi celui de la présence de la voix.
Modernité.
Avant même la première Renaissance, la modernité aura commencé avec le Talmud, ce montage baroque de droit, de rigueur, de littérature et d'incertitude. Depuis le début, par sa complexité, sa liberté absolue, sa tendance à la surenchère, le judaïsme de la diaspora était prédestiné à la postmodernité. Ce n'est pas un hasard si, dans les mondes modernes, les Juifs ont si souvent occupé les premières places dans la pensée, la vie sociale, l'économie et l'art. Ils étaient, depuis le départ, des spécialistes du basculement, et leur alliance plus récente avec la théologie négative a accentué ce phénomène.
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