Parmi les concepts attachés au nom et à l'oeuvre de Jacques Derrida, il est peu courant qu'on cite l'auto-affection. On préfère des mots plus emblématiques, voire médiatiques, comme différance, déconstruction, trace, hospitalité. Pourtant, l'auto-hétéro-affection apparaît dès les tous premiers opus de l'oeuvre, et ne cesse d'être relancée.
1. La parole, le logos.
Sans aucun détour par aucune extériorité, indépendamment de toute finalité externe, dans le temps même où je parle, je m'entends parler. Il est clair et évident pour moi que je comprends ma propre intention d'expression. Cette structure est, pour Derrida, l'essence de la parole. L'ouïe - ce sens interne et externe - produit simultanément la présence et la non-présence. S'appuyant sur le vécu de la voix, elle rend possible la subjectivité. Le sens propre des mots se donne à travers le signe, comme présence à soi du logos. En effaçant la matérialité du signifiant pour privilégier le sens, l'être présent, à l'écoute de la vérité, se donne la possibilité d'entendre la parole, y compris en l'absence de monde. Il évite ainsi toute aventure.
Pour Derrida, l'émergence de la parole, l'avènement du logos et celui de l'écriture alphabétique sont liés. Avec le cogito cartésien, c'est la conscience elle-même qui semble expérimenter l'auto-affection. Mais l'évidence du cogito tient-elle vraiment, ou uniquement, au sentiment du moi? Avant même cette évidence, un autre, accueilli en soi, peut tromper ou trahir. L'auto-affection est d'emblée ou d'entrée infectée par l'altérité. Il n'y a pas d'auto-affection sans hétéro-affection.
La figure de rhétorique impliquée par cette modalité de l'auto-affection est la fable. Une fable est une fiction, un récit, une parole qui se parle d'elle-même, qui se raconte elle-même, qui effectue son propre engendrement. Elle s'auto-interprète, se cite ou s'invente en inventant le récit de son invention. Francis Ponge a su, dans un certain poème intitulé "Fable" rendre compte de cette structure. Mais jamais la parole n'est entièrement circulaire. Comme le dit le poème, elle introduit l'autre en elle, elle brise le miroir.
2. Le vivant, le temps, l'auto-hétéro-affection.
L'affect, comme la sensation, ne devient actif que par le mouvement d'un objet extérieur. Ce rapport incalculable à l'autre, il le transforme en mouvement intérieur, il se sent lui-même. Sans cette possibilité, il n'y aurait rien de vivant. Cette structure universelle de l'expérience, où l'auto-affection est toujours habitée par une hétéro-affection plus vieille, plus originelle qu'elle, est l'autre nom de la vie, et aussi la source du temps. Pour constituer le même, l'auto-affection le divise. Pour se réapproprier l'autre, il faut qu'elle consacre sa dépossession. Le deuil de l'autre n'est pas accidentel, il est originaire, irréductible.
De même qu'on s'entend parler, on entre en rapport avec soi en se touchant. A travers cette opération du touchant-touché qui affecte tout vivant, l'expérience est travaillée par une division, elle accueille l'autre. Le vivant s'écarte de lui-même dans un mouvement où la déchirure n'est jamais dissociée de l'union (structure de l'hymen).
L'auto-affection sexuelle, ce qu'on appelle usuellement l'onanisme, est indissociable du mouvement du langage. La vie sexuelle est aussi liée à la masturbation que le langage à l'écriture. Dans les deux cas, on altère la présence par une autre présence, qui vient en plus. Ce supplément peut être vécu comme une menace, une faute.
Il n'existe aucun modèle préétabli pour répondre aux mutations venues de l'extérieur. Survivre, pour tout vivant, c'est laisser se transformer, se différencier radicalement, son rapport à soi. Cette logique n'est pas spécifiquement humaine : que ce soit pour l'homme, l'animal ou le végétal, le rapport à soi s'inscrit comme exappropriation. L'expérience dite "subjective" n'est qu'une non-identité à soi.
3. Exappropriation.
Quand "ça parle", quand une bouche s'ouvre, quand un "Je" se touche, un supplément vient altérer le moi. En répétant son propre souffle, l'esprit peut [en langage hegelien] déployer sa liberté - chaque fois différemment. La marque se met en marche, circulant sur elle-même. Elle se répète, se parasite, se replie sur soi. Chaque pli figure cet autre qu'elle porte en elle. Limitée seulement à la marge, elle produit l'écart, l'espacement, l'entre-deux.
La langue s'affecte du dehors, en excès sur elle-même. Elle se perturbe, se pervertit et se déconstruit déjà. Il lui faut cet hôte incompréhensible, insensé ou déjà mort, pour se déplier. Le rapport à soi, qui est aussi rapport à la folie, est fissuré. Le "oui" est toujours double : il y a celui de l'autre et celui qui s'adresse à l'autre. Le reste en découle jusqu'à Kant, la morale, la liberté et l'autonomie.
C'est le moment unique, singulier, non-reproductible, où la trace s'imprime sans se distinguer encore du support (ou subjectile). On ne peut pas reproduire ce moment, mais on peut à nouveau l'expérimenter (touchant-touché, imprimant-imprimé).
En langage heideggerien, on dira que l'être du Dasein est déjà dissocié, dispersé, délié, jeté dans une disséminalité originelle, un rapport à soi désuni, désaccordé.
4. Déconstruction.
Freud rêvait de ressusciter la trace originelle, ce moment unique et singulier d'auto-affection pure, de le ramener à la vie. Mais il a démontré lui-même, par sa théorie de l'après-coup, que ce temps restait secret, scellé dans la cendre, que le rêve de restitution d'un fantasme ou d'un trauma originel était impossible.
Le mouvement d'auto-affection ne peut pas se rassembler. Si l'Un se constitue (ou s'institue), ce ne peut être que par violence. Il est alors travaillé du dedans par la division (comme Hegel l'a démontré à propos de l'amour dans la famille). Tous les concepts qui se présentent dans l'évidence de leur signification (les concepts de la métaphysique) procèdent ainsi, mais ils ne peuvent qu'échouer à dire le mouvement de la différance pure.
5. Le souverain.
Quand il s'interroge sur l'émergence des langues, Jean-Jacques Rousseau se demande comment l'état de nature peut, de lui-même, sortir de lui-même. Il invente alors une fiction où la nature, par auto-affection, produit cet élément hétérogène qu'est le social. On retrouve cette fiction par l'opération du souverain : entre la bouche et l'oreille, il vocifère, dévore et en même temps oblige à entendre, écouter, obéir.
Quand l'homme se pose lui-même, s'autopose, affirme par sa culture et ses réalisations le propre du propre, il frôle la bêtise.
6. Figures de l'auto-hétéro-affection.
L'une des figures de l'auto-affection est la marche. Le pas, cette succession de rapprochements et d'éloignements emboîtés les uns dans les autres, ouvre dans son mouvement sa propre distance. Il ne peut se dire qu'au présent, mais se soustrait à la présence et à l'identité. Quand il est, il n'est pas, et quand il s'accomplit, il se retire. Il ne se pense pas à partir d'un commencement, mais d'une force toujours excessive qui engage un "je" (mort), entre un pas encore et un déjà plus.
Dans une auto-affection, c'est la structure du X sans X qui opère : le même qui, en s'écartant de soi, laisse venir la trace de ce qui a toujours été dissimulé, le tout autre.
7. Oeuvre, art, esthétique.
Œuvrer, c'est donner. Reprenant l'analyse des pratiques de don développées par Marcel Mauss sous le nom de potlatch, Derrida fait remarquer qu'une force mystérieuse déclenche un désir de restitution, de contre-don. Donner, c'est créer simultanément du donné et du donnant, c'est introduire le temps dans l'échange (la restitution est toujours différée). C'est cet écart qui peut devenir excessif, induire une réciprocité sans bornes, une folie dépensière. Quand la dépense n'est pas anticipée, elle cause une surprise et un plaisir. Elle produit un mouvement qui va au-delà de soi, un rire, une jouissance qui peut être comparée au plaisir désintéressé kantien produit par le jugement esthétique, le beau. Le sujet s'affirme et s'annule dans un "je-me-plais-à", ou encore "Je-me-plais-à-me-plaire-à", pure auto-affection habitée par l'hétéro-affection du tout-autre.
Pour que la chose s'affecte elle-même, il faut qu'elle se vive comme propre, pure, non souillée. L'infection menace, mais on prend le parti de l'ignorer. Ainsi le philosophe peut-il imaginer que l'imagination ne puisse être éveillée par aucune autre faculté, que la poésie doive faire son deuil de tout ce qui s'impose de l'extérieur. Mais, selon Derrida, c'est justement là où la productivité la plus libre semble s'accomplir que s'invente l'autre. Là où l'oeuvre ne semble être divisible que par elle-même, elle se dissémine. Là où elle ne parle elle-même que d'elle-même, elle appelle réponse, responsabilité et auto-affection. Toute scène primitive pourrait être vue comme une expérience de ce type, un hétéro-événement qu'on peut symboliser, idéaliser, transformer en modèle quasi-transcendantal ou en oeuvre.
On pourrait, à partir de l'auto-affection, penser l'art. La question des sources devrait alors être repensée en tant qu'elles répètent, dans l'oeuvre, la différence de l'autre. Mais ce n'est pas de l'extérieur qu'on peut déconstruire un texte ou une oeuvre. S'il y a déconstruction, elle s'opère dans l'expérience même de ce texte, ou de cette oeuvre.
Avec la mutation du livre, c'est tout le rapport du vivant à soi et à son milieu qui est bouleversé. Les yeux, les mains, le corps vertical, le cerveau sont impliqués dans cette transformation, sans qu'il soit possible d'en prévoir les conséquences à long terme.
8. Autocirconcision.
Peut-être la question de l'auto-affection hantait-elle Jacques Derrida depuis son enfance. C'est ce qu'il laisse entendre en tous cas, à plusieurs reprises, quand il raconte la culture des vers à soie qui semble produire, d'eux-mêmes, tout autre chose (un autre vivant); quand il évoque le talith dont s'enveloppe le fidèle juif quand il prie; ou encore le michkan (Tabernacle) qui, replié sur soi, enveloppe l'espace vide. Chaque fois, des tissus ou textures, rabattues sur elles-mêmes (qu'on peut lire comme des textes), semblent produire l'excédent.
Plus tard, le mouvement d'auto-affection a pris tournure de fantasme - toujours pris dans une thématique rattachée à la tradition juive. L'écriture, devenue si pregnante dans la vie effective, est décrite comme un acte d'auto-chirurgie, rituel d'auto-circoncision qui coupe le corps, ou encore acte érotique d'autofellocirconcision qui frappe le corps d'exappropriation. Ainsi l'auto-affection laisse-t-elle une trace dans le monde, un signifiant à la fois extérieur et irréductiblement abrité dans une intériorité (une intimité).
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