1. Le privilège du présent.
Qu'est-ce que la métaphysique? Une longue tradition, une quête obstinée du propre, porteuse d'un désir de présence pleine dont on ne peut jamais se défaire complètement. Quoi que nous fassions, nous en sommes les héritiers. Certes, tout héritage peut être refusé, y compris celui-là, et Jacques Derrida revendique ce refus quand il qualifie la métaphysique de logocentrisme, phonocentrisme, phallogocentrisme, mondialatinisation, télé-technologies et autres dénominations qui ont pu varier en fonction du thème abordé. Mais on ne peut pas se débarrasser d'un seul coup de cette pensée humaniste dont les racines plongent dans le logos grec.
La tradition métaphysique est fondée sur le privilège absolu du présent, qui produit le sens, la raison et la vérité. L'espace est pensé à partir de l'instant ponctuel, en éludant toute question sur l'être du temps, dont pourtant Aristote avait repéré le caractère aporétique. Tout ce qui ne peut pas se stabiliser dans la présence, la métaphysique le refoule et l'exclut : la trace, la différence pure, la folie ou encore l'écriture psychique que décrit Freud. Et pourtant, dans les textes qu'elle produit, ces traces quoique scellées, effacées, gardées comme dans un tombeau, restent irréductiblement actives. Qu'il s'agisse de la phénoménologie ou de Heidegger, elles l'infectent, elle l'affectent par l'extérieur et par l'intérieur, comme spectres, traits ou images. La déconstruction des systèmes d'oppositions, des couples de signes qui caractérisent la métaphysique commence donc dans la métaphysique même.
2. En sortir?
Jacques Derrida parle de clôture de la métaphysique. Il désigne par ce mot ce qui arrive quand le logocentrisme se disloque de lui-même, tout en gardant ses privilèges. Avec l'émergence d'autres écritures (non phonétiques) et d'autres pratiques d'écriture, ce qui est en question est la civilisation du livre et son corrélat, la domination de la parole comme source d'autorité. L'une et l'autre se meurent. Mais cette mort n'est pas une fin. La métaphysique ne disparaît pas. Sa clôture annonce autre chose.
La stratégie derridienne est complexe. En prenant appui sur l'épuisement des concepts-limites de la métaphysique, sur ce qui en elle se disloque, sur ce qui soustrait le discours aux horizons ternaires, à l'autorité de la vérité et de la conscience de soi, il tente de libérer ce qu'il appelle dans ses premiers livres une science de l'écriture (la grammatologie), qui deviendra plus tard une pratique performative. Cette extériorité n'est ni produite, ni inventée, elle infecte d'elle-même le discours, par l'analyse et l'écriture. L'oeuvre de Mallarmé est exemplaire de cette rupture. Il ne s'agit pas de contenus nouveaux susceptibles de faire système, mais d'une promesse, d'un messianisme sans contenu. A partir des années 1990, l'élaboration derridienne tend vers un autre humanisme (un autre homme ou un homme autre), fondé sur des principes inconditionnels comme l'hospitalité, la justice, le don, etc.
Jacques Derrida reproche à Freud de s'être arrêté au bord du chemin. Il a ouvert des voies pour déborder la métaphysique, mais est resté tributaire de son histoire. C'est aussi le cas, sur un autre mode, d'Antonin Artaud. Mais lui-même a-t-il vraiment rompu avec la tradition logocentrique? Même s'il a mis en cause la raison comme telle, il en a toujours revendiqué la rigueur. Il ne l'a pas détruite, il l'a incorporée, encryptée en lui. Dans un geste de deuil impossible, interminable, inconnu, au risque de la mélancolie ou même de la folie, il a multiplié les prothèses, du don inconditionnel à la "vie plus que la vie", pour excéder ce moment.
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