Jacques Derrida reprend à son compte le reproche fait par Heidegger à l'humanisme classique : il n'interroge jamais le concept d'homme. Quelle est son origine? Son histoire? Ses limites? En posant ces questions, on ne peut se borner à un seul trait (la pudeur, le langage, la raison, le logos, le rire, le deuil, le don, etc.), ni à une seule limite oppositionnelle, supposée unitaire et indivisible (par exemple entre l'homme et l'animal). Il faut analyser la configuration, jamais close, des propres de l'homme, avec ses ruptures et ses hétérogénéités. En postulant une unité de l'homme - qui ne se distingue pas de celle de Dieu -, en entretenant le rêve d'une présence pleine et rassurante fondée sur une parole vive, supposée vraie, adéquate et authentique, l'humanisme classique reste une métaphysique. Cette parole fait toujours retour, y compris dans le Dasein heideggerien.
1. Le propre, question insistante.
Cette réserve essentielle n'empêche pas Derrida de poser la question, comme (presque) tout philosophe, du propre de l'homme - mais il la pose à partir d'une inquiétante étrangeté, d'une menace. Et si l'homme n'était qu'un fantôme? Et si son point de départ n'était pas en lui, mais dans un élément antérieur [voire extérieur] au langage (le gramme, ce concept irréductible et imprenable, qui structure le mouvement de l'histoire humaine)? Et s'il n'était rendu possible que par une double et paradoxale singularité :
- d'une part une supplémentarité, qui n'a pas de contenu déterminé, n'est rien de particulier - juste une virtualité, une différance. Des termes de la tradition occidentale comme passion, imagination, parole, liberté, perfectibilité, etc., désignent cette faculté de substitution d'un organe à un autre, d'un mot à un autre, etc., cette faculté d'invention, de production d'événements,
- d'autre part l'effroi devant cette supplémentarité lorsqu'elle menace ce propre de l'homme qu'on voudrait sacré, séparé. Cet effroi se manifeste comme un défaut originaire qui déclenche la pudeur ou la honte, la gêne devant le regard de l'animal qui voit l'homme nu, et aussi les pleurs, l'imploration.
Avec sa culture et sa civilisation, l'humain s'autoproclame comme celui qui se pose lui-même, celui qui, s'autoposant, peut revendiquer le propre du propre. En langage juridique, on nomme cela les droits de l'homme, et en langage courant, on nomme cette faculté la bêtise. Poursuivre ainsi obstinément la question du propre, pour un homme, c'est bête. Si l'humain et l'animal se différencient, ce n'est pas par un critère déterminé (la raison, le langage, le rire, etc.), mais par l'articulation des programmes qui opèrent en eux, et un autre rapport à soi.
L'homme témoigne d'un double rapport au langage : d'une part, la possibilité d'en hériter; d'autre part, la capacité à promettre.
2. Ce qu'on appelle "humain" et ce qu'on appelle "animal".
Depuis deux siècles, les hommes sont engagés dans une mutation inouïe qui fait trembler les limites entre biologie, zoologie, anthropologie, vie, mort et histoire. Cette transformation est paradoxale. D'un côté, la violence à l'égard des animaux atteint des sommets; d'un autre côté, on ne peut plus nier leur souffrance. La distinction traditionnelle homme - animal - végétal, basée sur des frontières supposée stables, est mise en question. Jacques Derrida ne conteste pas la rupture abyssale qui sépare l'humain de l'animal, mais selon lui cette rupture est analysable, divisible. La limite qui les sépare n'est pas une ligne objective, c'est un récit, une histoire, une "limitrophe" complexe et plurielle, où la distinction entre le Qui et le Quoi ne se stabilise jamais.
L'Animal "en général" (avec un grand A) n'existe pas comme tel. C'est l'homme qui le désigne et donne des noms aux animaux - comme il est écrit dans l'un des deux récits de la Genèse. Ce faisant il peut dire "Je suis", il peut rapprocher le nom de l'homme et celui de l'être. C'est cette proximité (celle du logos) qui est ébranlée aujourd'hui.
Pour s'inscrire dans un autre rapport à l'animal, il faut revenir avant ce moment qui accorde à l'homme une supériorité [Tu les domineras, les assujettiras], avant la chute, avant la honte de la nudité. Il faut renoncer à la structure sacrificielle sous-jacente à la mise à mort des animaux. L'expérience du regard d'un animal, une simple chatte, fait trembler la frontière entre les hommes et les animaux, et aussi les limites de l'humain.
3. Menaces et rédemption.
Selon Heidegger, l'espèce humaine (Menschengeschlecht) est menacée par le déchirement, la dissension, la décomposition. C'est une vieille thématique qui s'inscrit dans l'héritage platonico-chrétien : il faut revenir à l'humain authentique : la souche, la famille, la nation.
Il aura fallu la croyance en la sacralité de l'humain pour inventer la notion de crime contre l'humanité. Mais aucun humanisme ne peut se mesurer à un événement comme la "solution finale".
S'il y avait une faculté spécifiquement humaine, ce pourrait être celle de donner la mort. Ne peut-on pas dire que la peine de mort, plus qu'un autre critère, est un propre de l'homme?
Il serait pourtant dangereux, criminel, de trahir l'humanité. Ce serait le parjure suprême, le crime des crimes.
4. Les mutations d'aujourd'hui.
Partout, dans la technique, dans la politique, dans l'art, des forces s'exercent qui poussent à une sortie hors de l'humain. On ne peut maîtriser ces forces, ni les supprimer. Il faut les suivre pour que s'élabore un nouvel humanisme, un autre humanisme ou encore un autre homme, l'humanité d'un homme autre, un nouveau concept de l'homme, de nouvelles Humanités, etc. qui ne soient pas fondés sur une dénégation des apories de l'humanisme classique. Mais ces concepts ne peuvent pas être anticipés. S'ils sont mis en oeuvre, c'est à partir de "ce qui arrive", imprévisiblement, dans le monde d'aujourd'hui, et qui ne peut pas être pensé à l'avance.
Dans des lieux ou des espaces de résistance critique comme l'université, une production d'oeuvres singulières, une pensée affirmative du jeu, une méditation de l'écriture, peuvent "faire arriver" quelque chose à l'humain.
Entre l'"autre" humanisme et celui dont nous héritons, il n'y a pas d'opposition frontale. Il ne faut pas renoncer à la dignité de principe de l'homme [telle que postulée par Kant], mais la fonder sur autre chose : la justice, qui met en question toutes les partitions qui instituent ce qu'on appelle le sujet (adulte/enfant, homme/femme, humain/animal), voire ce qu'on appelait autrefois le génie, cette force monstrueuse, inhumaine, qui excède toute loi du genre. On ne peut plus limiter l'ouverture à l'altérité de l'autre à la dimension mystique, obscure, du mot "frère".
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