1. Différance supplémentaire.
Paraphrasant l'affirmation usuelle sur la perfectibilité de l'homme, Jacques Derrida soutient que celle-ci n'est possible que par un mouvement antérieur au logos et irréductible à tout système d'oppositions : la supplémentarité, dite aussi différance supplémentaire. Ce mouvement est une faculté par laquelle le supplément, qui est capable de se supplémenter lui-même, est remplacé par son double : un supplément de supplément. Dans ce mouvement sans fin, ce qui se répète est le même (l'identique), et aussi l'excès (toujours plus de supplément).
Cette faculté, qui nait dans ce lieu béant, silencieux qu'est la bouche, rend possible (entre autres) la pensée, le langage, l'identification, la représentation, et aussi l'acte d'écrire. Elle fait en sorte qu'il y ait toujours plus d'Un, plus de deux, etc...
Différance et supplémentarité marchent ensemble. La différance est le mouvement qui produit le supplément; et le supplément, comme milieu élémentaire mais aussi comme excès, fait venir la différance.
Le pharmakon (terme platonicien qui, selon Derrida, désigne le supplément) n'a aucune identité stable. Il est une réserve sans substance où se produit la différenciation. Surgissant du dehors, il force le vivant à avoir rapport à son autre. Il peut agir par la voix nue, par la parole inarticulée, qui est déjà un supplément d'origine, ou encore (entre autres) par certains mots ou formes syntaxiques privilégiés. On peut citer, parmi ces formes, la promesse, la phrase nominale, la conjonction ou la copule.
Il arrive aussi au supplément de surgir d'emblée, précédé d'aucune présence et d'aucune voix : l'écriture algébrique, la science, voire le sexe et la mort.
Sans cette étrange structure supplémentaire, sans cette dangereuse loi d'itération, on sombrerait dans la folie. On resterait englué, à la place fantasmatique de la mère, dans l'unique, l'insuppléable. Il n'y a pas de règle à la déconstruction, sauf cette "quasi-règle" : en toutes circonstances, il arrive des conjonctions, des ajouts qui n'opèrent pas comme on s'y attendait. Ils peuvent se transformer, s'inverser, se muer en menaces ou disjonctions.
2. Menaces sur la société.
On ne maîtrise pas le supplément - qui ne se présente pas toujours comme un supplément. Il tend à se distraire des généalogies, à échapper à tous les appareillages. Comme le pharmakon, il ne se transmet qu'à travers des crises ou des scènes de famille. Il y en a toujours plus d'un, comme il y a plus d'un spectre ou plus d'une langue, et de même que nous héritons des spectres ou des langues, nous héritons de ces suppléments.
Cet héritage est d'autant plus dangereux qu'il peut se dissimuler derrière n'importe quel signe. Par son irruption violente, il annonce la dépossession, la négativité, le manque. Pour Jean-Jacques Rousseau, c'était une figure du mal, un artefact, une menace d'altération, un geste de désobéissance menaçant du dehors ce à quoi il attachait le plus de valeur : la nature, l'animal, l'enfant, l'homme primitif. La société avait fait effraction dans la nature, elle l'avait fait sortir d'elle-même, il fallait maintenant la réparer. Mais sa propre imagination l'entraînait dans l'autre direction : le supplément de supplément, l'écriture comme suppléance, étrangère à toute éthique, une virtualité supposée assurer une cohésion entre la nature et la société.
Toutes les sociétés ont cherché à se purifier des pharmaka, à se débarrasser des suppléments, des voyous, à sacrifier des boucs émissaires. Il a toujours fallu exorciser l'autre, dénoncer celui qui séduit, qui persuade, qui fascine et ensorcelle. Mais, comme le montre Marx, il revient quand même, toujours.
3. Le vivant.
Il faut, pour s'élever au-dessus de la nature et même au-dessus des lois, un appareil étatique. Dans cette prothèse (ou prothétatique), ce Léviathan, tout le vivant s'objective. Des mécanismes mortifères s'instaurent, qui prétendent protéger le vivant en érigeant un supplément absolu, insatiable, au-delà de toute grandeur mesurable ou calculable, une surenchère phallique qui excède toute limite, jusqu'à la monstruosité, la perte du sens. On retrouve la même logique dans la religiosité courante, pour ne pas dire universelle, qui affirme qu'il faut sauver le vivant, le laisser intact, indemne, sain et sauf, fécond, érectile. Dans cette posture transcendantale, la vie n'a de valeur que si elle vaut plus qu'elle-même. A cette dignité sacro-sainte de l'homme, infiniment respectable, on peut préférer une autre modalité de vie supplémentaire, celle qui arrive à entendre dans l'autre, même absent, disparu, mort, la dimension actuelle du vivant. Derrida la nomme hétérothanatographie. En traversant les parerga, les bordures de l'autre, en les croisant avec les siennes, on peut donner lieu à ce "pas au-delà".
4. Art, oeuvre.
Comme l'écriture, une oeuvre (ergon) est un supplément (pharmakon) dont aucun père ne répond. Elle ne procure ni récompense, ni salaire, ni assurance. Même si on voulait l'encadrer, on n'y parviendrait pas, car le cadre, lui aussi, est un supplément qui s'ajoute à l'oeuvre, mais sans lequel l'oeuvre n'existerait pas. Si l'on voulait distinguer entre les éléments de l'oeuvre, par exemple la figure du fond, on n'y parviendrait pas, car l'oeuvre participe des deux. Le fond ne se retire jamais complètement, il y a toujours plus de fond, et la figure aussi vient en plus. Et sans l'oeuvre, y aurait-il un regard, y aurait-il une écoute? C'est elle, l'oeuvre, qui les restitue, qui les produit comme son supplément.
Pour nommer cet ensemble de processus produits par l'oeuvre, non désignés usuellement comme tels, Jacques Derrida se sert de l'expression "par-dessus le marché" [expression intégrée, entre parenthèses, dans le titre de l'un des textes de La vérité en peinture : + R (par dessus le marché)]. Ainsi la peinture de Valerio Adami exposerait-elle cette "autre scène" qui, à l'envers du texte et de l'image, vient en plus, au-delà de l'échange.
Ce qui arrive, au-delà des limites circonscrites de l'oeuvre (son orbe), est exorbitant : l'ouverture dangereuse du sens et du langage, une autre surface (quatrième) qui vient en surnombre, en excès du milieu. Tout ce qui excède l'économie de l'œuvre ou ne peut pas être conçu philosophiquement (par exemple, entre autres, la métaphore et ses proliférations, la mimesis en tant qu'elle fait exister un non-être, la littérature), entre dans cette logique du "par-dessus le marché".
5. Inversions du supplément.
Il faut, pour produire de l'épistémé, du logos, de la soumission à la loi, inverser le supplément. En l'inversant, on l'exorcise par la maîtrise de soi ou l'acceptation du père, du roi, du chef, de la lumière, du capital, etc. C'est ce qui s'opère aussi avec l'archive. En acccumulant, en oubliant, en conservant, en mettant en ordre, l'archonte neutralise le supplément. L'esthétique, l'idéologie de l'art ou une certaine modalité (adhérente) de la beauté concourrent à cette inversion.
La métaphysique occidentale tend à la fois :
- à objectiver le supplément incalculable, sur le mode de la Cène christique : "Ceci est mon corps" (mangez le supplément, et vous serez sauvés par la nouvelle alliance).
- à l'objectiver comme valeur, capital, accumulation, plus-value;
- à détruire violemment le supplément, dans la langue et dans la pensée. Seuls quelques auteurs, comme Freud, en ont anticipé le concept.
Quand la différance s'arrête, le supplément se fige en oppositions; son ambivalence menace toute stabilité et pureté intérieure.
6. Un post-scriptum au-delà de l'être (epekeina tes ousias).
Jacques Derrida a titré (en anglais) ou sous-titré (en français) Post-scriptum l'un de ses textes sur la théologie négative, avant de lui donner, en français, le titre final : Sauf le nom. Par affirmation, déclaration, ces penseurs de l'apophase témoignent d'un intense désir pour ce Dieu inaccessible et incompréhensible, qui n'est Rien. Ce Dieu qui fait défaut (il n'arrive qu'à s'effacer) est un supplément, un post-scriptum indéconstructible, irréductible, nécessaire, qui, déjà, au commencement ou avant le commencement (Khôra), vient en plus. Il faut, pour le dire, penser un retrait, une raréfaction, un désert sans fond (la kénose chrétienne) dont on ne peut rien dire, sauf le nom. C'est impossible à penser (impensable), hyper-impossible, le plus impossible des impossibles. Ce qui arrive alors n'est pas rien : l'événement de cette nomination. Il faut, par la louange, la prière, l'initiation des disciples, sauver ce lieu qui déborde le langage. En répétant l'archi-expérience de la différance ou de l'espacement, qui a déjà eu lieu, ces voix blanches annoncent la venue d'une autre chose que soi. En témoignant leur passion pour ce lieu au-delà du nom, où il est impossible d'aller, qui est tout sauf le nom, elles prescrivent un Il faut exemplaire de tous les Il faut : un Il faut inconditionnel et sans contenu.
Le post-scriptum ne s'impose pas au présent, comme le feraient une conclusion ou un résultat. Silencieux, il engendre toujours plus de secret, plus de secret encore. Disant toujours trop ou trop peu, il reste en retrait, crypté.
7. Le gréco-juif à venir.
Au supplément, Jacques Derrida donne deux noms issus de la tradition : Khôra et Babel, tous deux d'avant le logos et au-delà de lui (au-delà de l'être). Khôra est l'errance même, ce rien à venir que nul ne peut s'approprier, qui n'advient qu'en s'effaçant; et Babel est ce retrait inouï où le nom, lui aussi, s'efface. Comme dans la théologie négative, le post-scriptum entretient l'affinité avec le rien.
Dans son rapport au judaïsme, Jacques Derrida privilégie une surenchére qui pousse à l'extrême sa pensée de la supplémentarité. Associant à la thématique de la circoncision (moins = plus = autre) une multitude de mots (limites, marges, marques, clôture, anneau, alliance, don, sacrifice, écriture du corps, pharmakos, coupure, etc.), il tient, pour reprendre ses termes, à une pensée ultimement juive, plus juive, plus que juive, autrement juive. Mais cette pensée, qui déborde le judaïsme, devient autre que juive. Il annonce un autre Abraham, une altérité encore plus marquée d'hétérogénéité disséminale.
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