1. Une définition.
Au sens classique du terme, on pourrait définir le philosophe comme un sujet parlant, voire le sujet parlant par excellence, celui qui se donne le droit de penser et de questionner en prenant à témoin, comme Descartes, la folie, le sommeil ou le rêve. Ce sujet philosophe s'accorde à lui-même le privilège de poser et d'exposer n'importe quelle question, dans n'importe quel champ. En s'autorisant à penser à son propre sujet, la philosophie revendique son identité tout en affirmant sa déconstructibilité essentielle. Il faut qu'elle se légitime elle-même, qu'elle s'institutionnalise, mais cette légitimité est aussi une trahison. Sa précarité est irréductible.
Au commencement de la philosophie, il aura fallu que soit imposé, violemment, la souveraineté du logos. Il aura fallu qu'il soit, dès le départ, de l'ordre du pouvoir, de l'autorité, de la puissance. Sous le déguisement de la raison, de l'entendement, de la logique, il aura fallu qu'il soit plus fort que l'être. C'était un forçage, un système de domination. D'autres écoutes du logos auraient été possibles. La philosophie a rassemblé des mots, tout un lexique, elle les a retenus dans une appartenance mutuelle, en privilégiant la lignée durable du père et du fils. Ce rassemblement s'est fait au nom d'une nostalgie. On désirait le retour du sage perdu en mémoire d'une aimance présentée comme accord, harmonie, mais on laissait dans l'oubli l'autre composante de l'aimance, plus originelle : dissymétrie, conflit, division, discorde, drame. Il aura fallu dans la philosophie une errance, un éloignement de son nom, pour qu'il lui arrive quelque chose.
2. La philosophie comme système, machinerie.
Pour acquérir la "vraie" philosophie, Descartes aurait voulu établir un chemin, un ordre des pensées sur le modèle d'une langue universelle qui aurait d'avance limité tout le discours à une combinatoire. Erigeant un tribunal de la raison, Kant aurait voulu construire un système de relations réglées, une totalité organisée comme un tout, une architectonique stable et prévisible. Par le savoir absolu, Hegel aurait voulu tenir rassemblée toute la métaphysique. Ces voies (si elles avaient été possibles) auraient conduit à une langue neutre, censurée, sans sexe ni possibilité d'invention, une circulation sans fin des idées reçues et les lieux communs, propice aux effets de censure. Mais une telle philosophie aurait-elle pu être enseignée par un maître? Probablement pas. Tout philosophe (y compris Descartes, Kant, Hegel) s'en retirerait.
Reprenons. Un texte qui opère comme machine d'écriture, qui enchaîne les unes aux autres des propositions reconnaissables, isolables, faisant système, qui tend à penser son autre dans la langue dans laquelle il se pense lui-même, qui limite le sens des mots à un seul (une définition, un sens propre), qui dépoétise le monde, qui efface la signature des auteurs, leur nom propre et la date de leurs écrits, un tel texte vise un impossible : la pure présence à soi de la pensée. Il ne peut pas avoir de lecteur - car tout lecteur (qu'il soit philosophe ou non) traduit la pensée dans une autre langue, son idiome à lui.
3. Et la déconstruction, que fait-elle?
Si l'on en croit son initiateur [qui pourtant, de notoriété publique, exerçait la profession de professeur de philosophie], la déconstruction ressemble à une philosophie, mais ne l'est pas. Elle est une force de déstabilisation des théories, des méthodes, et aussi du cours des "choses" mêmes. Il faut déconstruire, disait-il, à partir de la philosophie, c'est une injonction, une tâche, un impératif inconditionnel, pour cela s'engager envers cet autre (qu'est la philosophie), lui dire "Oui" mais de l'extérieur, en analysant les forces qui la déterminent, sans partager ses présupposés ni ses procédures de légitimation, et en accordant la priorité non pas à ceux qui détiennent les titres (personnes ou institutions), mais aux frayages non légitimés ou apparemment illégitimes, à ce qui est dépourvu d'horizon, ne pose rien d'avance et doute à tout instant de son savoir.
Pour déconstruire [la philosophie et toute autre institution qui s'y rattache, c'est-à-dire toute autre institution], il faut pousser l'analyse aussi loin que possible, selon une double stratégie :
a. Intervenir de manière rigoureuse, en réactivant les concepts légués par la tradition (Platon, Kant, Hegel, Heidegger et les autres), en s'attaquant à cette racine de la philosophie qu'est la question Qu'est-ce que?, en produisant par des coups de force, de nouveaux concepts (catachrèse);
b. explorer les écarts, jusqu'à faire émerger une autre sorte de concept, hétérogène et incalculable, qui déborde le champ de la philosophie. Un tel concept ne peut se dire ni dans le langage de la philosophie, ni en son lieu. Il faut un autre lieu, une voix cachée, un corps, un non-lieu à partir duquel puisse se déployer un idiome nouveau, intraduisible et intransmissible, structurellement ouvert. C'est ce que Derrida appelle tympaniser la philosophie, c'est-à-dire la crever. L'institution universitaire ne peut pas exclure cette voix, mais elle peut la recouvrir, avec une violence inouïe.
Dans ce processus, il s'agit moins d'expliquer ou de comprendre que de traduire. Pour avoir "droit" à la philosophie, il faut être formé à la langue philosophique telle qu'on la parle, mais il faut aussi multiplier les traductions inter- et intralinguistiques (entre langues naturelles différentes, langues mortes, langues spécialisées, etc)... En effet, la philosophie n'a ni langue ni origine unique; elle est par essence bâtarde, greffée, polyglotte et, comme l'oeuvre d'art, supplémentaire. Sa tâche est d'ajouter toujours plus à la traductibilité fondamentale du monde (plus d'une langue).
Si l'on écrivait un traité de philosophie, c'est par la bêtise qu'il faudrait commencer.
4. Une pensée inconditionnelle.
D'un côté, Jacques Derrida oppose pensée et philosophie. En tant que système, théorie, la philosophie bute sur un impossible : elle ne peut pas penser son dehors (l'exception). Mais d'un autre côté, avec des quasi-concepts comme la déconstruction ou la différance, elle tend vers une autre philosophie qui ne se distinguerait plus de la pensée.
Si nul ne peut s'approprier la philosophie - ni une personne, ni un groupe, ni une institution, ni un ordre, nul ne peut lui poser des limites. Lui dire "Oui", c'est reconnaître son droit inconditionnel, non négociable, à ne s'initier que d'elle-même. Par principe, elle n'est engagée que par ses décisions, ses affirmations, et par principe, elle est intraitable sur ce point.
La philosophie [ainsi re-définie, et contrairement à ce que soutiennent presque tous les philosophes] fonctionne en pure perte. Elle est comme une machine qui marcherait toute seule, sans aucun rendement ni utilité finale, sans aucune transcendance ni "relève" (Aufhebung) d'aucune sorte. Comment penser en révoquant toute assise, toute économie, dans la terreur d'être fou? Comment penser le doute hyperbolique jusqu'au point qui ne peut être régulé par aucune subjectivité? Rien n'arrête sa dissémination. Elle se relance sans cesse, s'écartant de toute norme ou tradition, produisant de monstrueuses catachrèses et côtoyant les puissances menaçantes de la déraison. Les grands noms de la philosophie comptent moins que ceux d'Artaud, Bataille, Genet, James Joyce ou Mallarmé. Ils vont vers un autre lieu, une extériorité.
Selon Platon, le moment de la mort est celui de la philosophie même. Quand l'âme se sépare du corps, quand elle n'entre plus dans aucun échange, aucun commerce de la vie, elle se délivre. Mais cette liberté pourrait ressembler à celle de la métaphore, cette fleur séchée qui répète un sens, sans vraiment le renouveler. Une philosophie systématique, inconditionnelle, pourrait devenir dangereuse. Associée à des analyses concrètes (une combinaison de philosophie et de stratégie politique comme celles de Lénine ou Mao), elle peut libérer une hostilité pure, des forces inquiétantes, explosives.
5. Le philosophe.
Et qu'en est-il du philosophe? Comme tout enseignant, il faudrait qu'il n'ait ni corps, ni sexe, et cela même ne suffirait pas : il faudrait qu'il n'ait aucune présence, n'existe pas, ne fasse rien d'autre que de rendre possible, pour autrui, l'acte de philosopher. Mais même alors il ne pourrait pas se retirer complètement : il hanterait la scène et la dominerait comme un fantôme. Jacques Derrida, quant à lui, a choisi de laisser son corps sexué hanter son texte, sans s'interdire d'évoquer ni ses fantasmes ni sa biographie. Cela fait-il de lui un non-philosophe? Probablement pas, car comme les autres "philosophes", il garde la mémoire de ceux qui l'ont précédé, il se fait le gardien de la vérité comme de la non-vérité. En soulignant l'aporie du corps philosophique (un corps sexué qui ne tienne à l'écart ni la femme, ni la fille, ni la mère), il invite à une philosophie à venir où, dans le prolongement de Nietzsche (qui fut le premier à intervenir dans la philosophie avec son nom et prénom, comme être humain singulier), le philosophe ne serait plus tenu ni par les institutions, ni par le contexte politique ou éthique dans lequel il parle.
Dans l'espace juridico-politique d'aujourd'hui, son lieu serait celui du secret ou de la possibilité secrète du secret : un lieu dangereux, incalculable, qui ouvrirait à une responsabilité sans justification. En ce lieu d'absolue singularité, toute intervention exige une prise de risque - y compris le risque du pire, de l'irresponsabilité.
6. L'institution.
On ne peut séparer la philosophie des lieux où elle s'enseigne ou se diffuse (livres, publications, médias), ni des conditions de cet enseignement, ni même de sa crise. Ces parerga ne sont pas marginaux, mais centraux. Ils déterminent dans la philosophie une série d'antinomies qu'elle ne peut dénier ni ignorer. Sa responsabilité, c'est de penser ces lois contradictoires, auxquelles elle doit obéir/désobéir.
Un lointain dessinateur a pu représenter Socrate écrivant sous la dictée de Platon. Dans cette inversion, c'est celui qui a transmis (Platon) qui montre la voie, tandis que celui qui a laissé une trace (Socrate) écrit. Cette structure d'itérabilité - qui est celle du langage - soustrait le discours à toute assise logique ou philosophique (au sens traditionnel). L'institution pourra-t-elle un jour en prendre acte? Il faudrait qu'elle légitime, de droit, les forces performatives jusqu'ici méconnues.
7. La tâche, aujourd'hui.
Par son caractère hyperbolique et hypersymbolique, le discours philosophique est inséparable de celui de la modernité. Jacques Derrida ne refuse ni son héritage, ni le droit à la philosophie dont il fait le titre d'un de ses ouvrages. Au contraire il s'en fait le légataire, le scribe, voire l'initiateur, tout en insistant sur les paradoxes et les apories de cette position. Son parcours se veut singulier, imprévisible, non clôturable, ouvert sur son propre abîme. Aucun discours traditionnel n'étant en mesure d'interpréter l'ensemble des transformations du monde actuel, il préconise une pensée ouverte, indéterminée, aventureuse qui ne promettrait ni un sens, ni une vérité, mais une marche, un pas au-delà. S'il faut choisir une démarche parmi celles qu'il aura préférées, c'est celle du traducteur qui contribue à l'accroissement des langues et aussi à leur réconciliation, leur alliance.
Cela conduit à exiger, d'urgence, un droit illimité, irréductible, à la philosophie, qui ouvre (entre autres) sur :
- une autre façon de penser les mots "destin", "destinée", "destinations" pour la philosophie, mais aussi pour les sciences, les arts, la littérature, le politique, etc...
- une cosmopolitique (la démocratie à venir),
- des oeuvres qui, prenant acte de l'épuisement du philosophique, ouvrent d'autres scènes, hétérogènes et divisibles.
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