1. Un principe inconditionnel.
Tout part, chez Derrida, d'une phrase toute simple dont le statut est ambigu : Je me déconstruis. Comme la philosophie en général, la déconstruction ne se donne a priori aucune limite. En principe, tout peut être déconstruit. Il n'y a ni signifiés premiers, ni éléments primordiaux ou "originels", pas même l'être, le langage, les traces, les marques ou les différences. Tout élément renvoie à un autre élément. Or c'est là, dans cette affirmation même - l'affirmation d'un inconditionnel -, que commence le paradoxe - car la phrase toute simple, celle qui pourrait se donner comme point de départ (par exemple Je me déconstruis, mais il pourrait y en avoir d'autres), est à la fois irréductible et virtuellement divisible.
2. Et pourtant...
Bien qu'en principe, rien ne soit indéconstructible, Jacques Derrida ne cesse de mentionner des points de butée dont il affirme qu'ils sont "indestructibles", "irréductibles"; "indéniables", "intraitables", "imprenables", "incalculables", "indémontrables", "intraduisibles", etc.... Qu'est-ce que ces points de butée? Sont-ils absolument hétérogènes, ou bien existe-t-il une problématique qui permette de les réunir, de trouver entre eux un ou des points communs? Et s'il existe de tels points, cela ne prouve-t-il pas qu'ils sont déconstructibles?
S'il est un modèle de trait irréductible, c'est celui du reste freudien, ce résidu idiomatique ininterprétable et irrécupérable, comme la mort. Sans doute peut-on penser les concepts derridiens - le gramme, la trace, l'espacement, l'itérabilité de la marque et même l'affect - à partir de cela, cette écriture originelle que Freud a espéré déchiffrer jusqu'au moment où il s'est aperçu que la présence d'une telle écriture était impossible. Le gramme, l'espacement ou la marque structurent l'histoire humaine, mais on ne peut pas en faire l'histoire. Nous en héritons, comme des semences de vérité inexplicables, sans pouvoir les cerner. La rigueur de la déconstruction ne suffira jamais pour réduire cette altérité. Elle n'aura jamais rien à dire sur leur secret absolu. Si l'auto-immunité est une loi irréductible, alors le spectre, le deuil et la sur-vie sont elles aussi des catégories indépassables.
On peut donner à cet irréductible un autre nom : l'autre, dont la préséance, la dissymétrie, la non-réciprocité, sont incontournables. Dire l'altérité irréductible de l'autre, telle est l'une des tâches, l'un des motifs de la déconstruction. La difficulté de cette tâche (voire cette impossible) tient à ce qu'il faudrait pour cela une autre langue (anasémique), elle-même irréductible.
Invoquer la loi, faire appel à la justice, pardonner, exercer sa responsabilité, sont des opérations performatives, des événements qui ne reposent sur aucun calcul préalable, aucune anticipation. Elles sont inconditionnelles, dépourvues de sens et de finalité, en-deça de tout système de valeurs et de tout système d'opposition en général. Elles ne peuvent se référer qu'à des singularités - or toute singularité est irréductible.
Dans une oeuvre poétique, certains restes, irréductibles, se soustraient à toute interprétation (ces restes changent à chaque interprétation, mais il n'y a jamais d'interprétation sans reste).
3. En témoigner quand même.
On ne peut pas prouver le déconstructible, on ne peut qu'en témoigner, en peser et proposer l'hypothèse, dans une certaine situation de pensée. Peut-être peut-on aussi en établir certaines règles. Ce qui est irréductible ne peut pas non plus être codé, car c'est ce qui institue le code et le transgresse. Il ne peut pas être répété car, chaque fois, un autre contexte le parasite. On ne peut pas le penser comme être, mais seulement comme spectre, dans une hantologie qui prenne acte de la dislocation de la présence. Cela vaut pour le dessin ou la peinture traditionnels, qui ne saisissent jamais que des ruines, comme pour la photographie ou le cinéma. A l'époque des médias et des télétechnologies, cette spectralité prend la figure d'un effet de réel - tout en restant irréductible.
Pour interroger la philosophie, pour déconstruire, il faut se situer en un lieu étranger, un non-lieu. Ce lieu silencieux, innommable, n'est-il pas un lieu de folie contre lequel le langage surgit? N'est-il pas le lieu du délire, de l'absence d'oeuvre? Certes, mais tout geste, tout signe extérieur à la parole, revient dans le texte. C'est ce qu'on appelle, en linguistique, l'indication, qui couvre presque toute la surface du langage. Le vécu, le sensible, passent irréductiblement par cette texture du discours.
A la source de la croyance, se trouve un lieu tout-autre que Platon avait désigné d'un mot intraduisible : khôra. En ce lieu sans contenu, avant tout savoir, toute conscience, toute calculabilité, s'ouvre, par le témoignage, la possibilité du rapport à l'autre. Jacques Derrida qualifie de messianique cette possibilité de venue de l'autre. C'est une expérience mystique (quoique non religieuse), irréductible, sans laquelle il ne pourrait y avoir ni promesse, ni autorité, ni confiance, ni avenir, ni héritage (car tout héritage s'inscrit dans l'avenir).
Tout ce qui, comme le talith, rappelle un événement unique, une première fois, est irréductible.
4. Une expérience à poursuivre.
Affirmer à la fois le déconstructible et l'indéconstructible, c'est rester dans une logique aporétique : pas question de se figer dans un couple d'opposés, quel qu'il soit. Qu'on puisse nommer un point d'arrêt à la possibilité de la déconstruction n'arrête pas l'expérience. Au nom même de l'irréductible et de l'inconditionnel, au nom même de l'ouverture (qui est aussi ouverture à la science, à l'universel), il faut continuer, sans faire de transaction, en faisant la part de la crypte mais sans écarter non plus la possibilité d'un compromis.
Ainsi, par exemple, la justice, indéconstructible, doit-elle être pensée en déconstruction - sans quoi sa dimension d'excès, de dislocation, ne pourrait advenir.
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