1. La parole au présent : la voix.
Dans sa manifestation la plus courante, la parole se distingue à peine de la voix. Elle s'entend au présent, comme parole vive, sur le mode de l'expression : une profération d'un sens déjà constitué dans le logos. Organisée dans un système phonétique, un discours porteur de vérité, structuré par le logocentrisme, elle unit en une spiritualité la vie et l'idéalité. En parlant d'elle-même, elle produit un effet de fiction, de simulacre, sur lequel les pouvoirs se fondent. Elle fait la vérité.
Partout et toujours, à travers toute langue, dans le discours commun, la fable, la poésie, la rhétorique sous toutes ses formes, le comique ou le tragique, c'est l'être qui parle.
En s'affectant elle-même, la bouche ne prend rien au-dehors : elle met dehors et y prend plaisir.
2. La parole infectée par l'écriture.
Mais la parole ne se donne jamais comme pure présence. Parler, c'est aussi faire un détour par la langue, c'est mettre en mots la différance. Ne s'ajustant pas strictement à un vouloir-dire ni à une signification comme telle, elle expose à la bêtise et au parjure; ne pouvant se soustraire à l'événement aporétique, elle laisse se déconstruire sa valeur d'acte et de vérité.
Irréductible aux règles du langage, infectée par l'archi-écriture, indissociable de la structure de la marque (il y a toujours possibilité d'absence de l'émetteur comme du récepteur), la parole garde la trace d'une violence originaire. La mort la travaille du dedans comme son supplément et en elle, quelque chose comme la différence sexuelle, toujours, se raconte.
Aujourd'hui, la place privilégiée de la parole et du logos dans la tradition occidentale est menacée. Elle n'est plus la seule source d'autorité et d'archive. Ce qui s'annonce pourrait être sa subordination à une autre loi (la loi de l'écriture, du texte).
Si on la laisse venir à l'improviste, en-dehors de tout calcul, ce qu'elle déclenche peut être irréductible, intraduisible en un discours.
3. Image.
La parole se donne à entendre par l'oreille, mais aussi à travers le visible. Comme l'image, elle présente un "lui-même là", ici et maintenant; et comme l'image, son passé est irreprésentable. Pour être crédible, ce dont elle témoigne ne doit pas être rivé à la vue.
4. Silence.
Le coeur de la parole, c'est le silence. C'est là, en ce lieu inquiétant, unheimlich, que peut arriver l'événement, l'"ouvrance" à une vérité qui est aussi non-vérité. L'orifice buccal reste un lieu silencieux du corps, qui ne devient parlant que par supplémentarité, suppléance, à l'égard des mots secrets qui restent enfouis, encryptés, inaccessibles. A travers lui s'exerce - comme à travers l'image - une force de spectralité. Il faut, pour résister au milieu du langage qui pousse à la substitution, au sens commun, préserver ce secret, donner lieu au silence.
5. Promesse.
Comme l'écriture, la parole est datée, et renvoie à d'autres dates. Une structure de promesse, de désir ou d'attente la traverse. Chaque fois que j'ouvre la bouche, je promets, et cette promesse est un salut au tout-autre.
D'une part la langue nous précède, nous précipite dans la loi; d'autre part elle s'inscrit à même le corps. Il faut un tiers, un autre, un intercesseur, pour la circoncire et nous introduire dans une communauté, une alliance dissymétrique.
Là où "ça parle" par signes, traces ou clins d'oeil, il peut y avoir la beauté.
Pour Dieu seul, sa franchise serait totale.
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