0. Affinités électives.
Imaginer trouver sous le discours, un autre discours, sous le propos un autre propos, sous la structure une autre structure, serait naïf, injuste et certainement peu compatible avec une pratique déconstructive. Il s'agit pourtant de quelque chose comme ça, à condition que dans "autre discours", autre soit porteur d'une hétérogénéité irréductible qui exclut tout repos, toute stabilisation possible. Comment arriver à ce résultat?
D'abord, rassurons le lecteur : l'autre discours n'est pas une cabale au sens d'un complot, d'une manoeuvre ou d'une ruse. Il n'est porteur d'aucune maîtrise. Il ne dissimule aucune fuite. S'il porte quelque chose, c'est soit un schibboleth inaccessible, soit une tâche (voire une éthique). Pour parler le langage courant, il sécularise.
1. Retrait, secret.
La question du retrait hante la Cabale. Qu'est-ce qu'un Dieu dont le nom surgit à partir de rien? On retrouve, chez Derrida, une interrogation comparable, tout aussi inépuisable, sur l'origine ou l'impossibilité du commencement, sur la première fois, son invention, son avènement, le don comme effet de rien, etc.
Il y a, chez Derrida comme dans la Cabale, un souci permanent du secret, un secret intraitable, hors d'atteinte, dont on ne peut témoigner qu'en le nommant : une expérience performative, éventuellement mystique ou athée.
2. La trace.
En septembre 1963, Lévinas publie son texte La trace de l'autre. Ayant à peine eu le temps de l'évoquer dans son essai Violence et métaphysique, Derrida y fera écho par un autre concept, l'archi-trace, qui lui aussi fait date dans l'émergence de la grammatologie. Cette thématique de la restance, au-delà de toute ontologie, est l'un des points de passage de la Cabale dans le texte derridien. Ni Lévinas, ni Derrida n'étaient des cabalistes, et pourtant ça passe. A partir de la trace, la restance se dissémine (c'est sa loi), elle laisse un reste qui ressemble au rechimou ou aux écorces vides (klipot) de la Cabale lourianique.
3. Théologie négative.
Jacques Derrida a choisi Jérusalem pour prononcer sa conférence sur "la trace dans son rapport à la théologie négative", conférence dans laquelle il annonce plusieurs fois qu'il ne parlera pas de ce qui lui est le plus proche : le Juif, l'Arabe. Pourquoi ne pas en parler, si ce n'est pour le mettre dans cette position du reste, du rien ou du retrait d'où émane la brisure? Il développe une pensée indéterminée, une pensée blanche où le rien (contrairement à celui de la théologie négative) doit rester irrécupérable. On ne peut le transmettre ni à un disciple, ni à une église. Sa trace n'advient qu'en s'effaçant, en devenant cendre. Bien qu'elle soit hantée par le nom de Dieu, il ne faut pas en parler. Tout ce qu'on peut faire, c'est invoquer cet événement qui aura rendu la parole possible, creuser le lieu inintelligible, le sans lieu insensé de la prière, du vide sans essence ni transcendance où prend place l'apostrophe, l'adresse à l'autre.
Cette hantise d'un lieu absent n'est pas seulement une rhétorique. En comparant, quasi-explicitement, la langue de la déconstruction à une langue sacrée, Derrida a laissé entendre qu'il y aurait sous cet idiome une puissance enfouie, un abîme sans fond qui pourrait, comme l'explique Gershom Scholem à propos de la langue hébraïque, se réveiller sans prévenir. Comme l'hébreu ancien, la langue de la déconstruction pourrait laisser venir un pouvoir de nommer, un nom ou le nom d'un nom qui se retournerait violemment contre ceux qui la parlent.
4. Arts.
Tout part du déclenchement. Avant même que n'émerge la possibilité d'un sujet, une instance engage, acquiesce, interroge : un "Qui". Mais cet événement, cette arrivance absolue n'est ni certaine, ni continue. La déconstruction s'inscrit dans la même veine. Elle ouvre une question qui n'est ni une méthode, ni un style, ni des thèses, ni une définition : rien qui ne soit défini à l'avance.
Dessin, écriture, texte, langage et société, et même photographie tiennent à un retrait, à un mouvement de différance entretenu par une colonne invisible. Que reste-t-il de ce mouvement? Une émanation qui se diffuse comme moi ou comme regard en s'écartant de l'origine, comme le point sur le (i), le rapport sexuel ou le nombre quatre, qu'on retrouve dans la Cabale. Il arrive à Derrida d'appeler "phallus" ce point, le mot étant pris dans le sens cabalistique de "semence".
Il en va de même pour la peinture à l'oeuvre : avant tout produit, tout symbole, tout contrat, elle offre une alliance originaire (ou pré-originaire). C'est ainsi que, entre néant et néant, les Souliers de Van Gogh font marcher.
Convoqué pour décrire les impouvoirs de l'oeil, un retrait inaugural fonde l'hypothèse de la vue, selon laquelle un aveuglement précède toute graphique, toute traçabilité.
5. Du retrait à la marche.
En détruisant la langue unique, le Dieu de Babel impose sa dissémination. En ce lieu vide (celui du souverain) arrive la loi, silencieuse.
De même qu'il n'y a rien en-dehors de dieu, il n'y a rien en-dehors du texte. Le texte, dans sa multiplicité, fabrique de l'extériorité en s'auto-affectant, en se réfléchissant, en se retirant de lui-même. Il s'écrit dans une autre langue, où l'on ne distingue plus entre lui et son auteur.
Cette singulière mise en oeuvre revient pour l'Entziehung ou l'ouverture du chemin heideggeriens, ou encore pour certaines oeuvres spéculatives de Freud (le septième et dernier chapitre d'Au-delà du principe de plaisir).
6. Pardès.
Comme les cabalistes, Derrida rapproche la philosophie de la tradition hébraïque et ses quatre niveaux d'interprétation. Il assume l'héritage de sa filiation jusqu'à envisager d'écrire un Livre d'Elie sur la circoncision, jusqu'à se dire qu'il pourrait enseigner, lui, aux quatre rabbins revenus du Pardès.
On peut jouer de la permutation des lettres, de la répétition des nombres ou construire un nom indicible sans être mystique. C'est le travail de la déconstruction : faire jaillir une extériorité du texte même.
On sait que la valeur du tétragramme יהוה en guematria est 26. Plusieurs textes de Derrida mettent en jeu ce chiffre : Foi et savoir (organisé en 52 paragraphes numérotés (le double de 26) et deux séries d'aphorismes repris dans Psyché 2. Cela est-il dénué de signification?
L'oeuvre derridienne était déjà annoncée dans ses noms, ou plus exactement ses prénoms, toujours interprétés selon la veine hébraïque. Ainsi les deux syllabes de Jacques condensent Jacob et Isaac, et son prénom hébreu, Elie, est déjà à l'oeuvre dans l'oeuvre prophétique qu'il annonce. Parmi les innombrables jeux sur son nom, citons le mot déjà, qui peut être lu comme un anagramme, une sorte de devise qui renvoie à l'inversion de ses initiales (JaDe). Dans le nom de Derrida, déjà, une Cabale cachée est écrite.
7. Autres concepts.
On voit que l'essentiel n'est pas ce que Derrida dit explicitement de la Cabale, mais la part éloignée, distante, pas vraiment dissimulée de son œuvre, quoiqu'accessible seulement à ceux qui ont l'oeil pour le lire derrière certains mots : l'innommable, l'effacement, la voix, le point, la mise en abyme, l'indicible ou la lettre. Plus j'avance, plus la liste s'allonge, sans que je sache si je m'approche ou si je m'éloigne du sujet. Par exemple :
- l'inconditionnel derridien, qui s'inscrit peut-être dans l'étude de la torah "pour son nom" (lichmah).
- les concepts de littérature ou de dissémination, qui renvoient à la formulation de la torah surabondante comme la mer.
- Abraham et l'hospitalité; Abraham, la ligature d'Isaac et la responsabilité.
- le coeur, cité dans les Evangiles, lieu ambigu du tremblement et du battement, comme le lev hébraïque.
- la thématique de l'à-venir, avec son eschatologie messianique.
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