Avec la modernité, l'artiste se retrouve à l'avant-garde dans la tâche qui s'impose à tous : affronter le néant. Comme personne ne lui dit comment s'y prendre, il peut s'amuser et prendre tous les chemins qui se présentent à lui. Il peut se saisir de l'objet le plus banal, le tourner en dérision, nier son existence, le détruire, etc... Il peut séculariser le sacré ou à l'inverse spiritualiser le quelconque, il peut rester en surface ou se mette en quête d'une profondeur métaphysique, etc... Mais rien de tout cela ne fait disparaître le néant.
Même quand il récuse toute fonction sociale et toute signification, même quand il réduit l'art à ses conditions minimales (voire encore moins) même quand il semble se moquer de toute tâche à accomplir, l'art moderne rend compte à sa façon de tous les aspects du monde, la science comme la guerre, le sexe comme la mort, les catastrophes climatiques comme celles qui affectent la vie quotidienne ou la représentation du visage, la vie mondaine comme les drames personnels.
Il perd sa puissance mythique, mais gagne une autre puissance, celle des forces élémentaires qui dissocient la subjectivité. S'il a encore l'ambition de viser un point originel, il peut le trouver en lui-même tout autant que dans la vérité ou l'expression.
Prenons acte de la position de Thierry de Duve : si l'art moderne est un pur nom propre, on peut faire ce qu'on veut, tous les jugements de goût et tous les objets sont équivalents, l'art égale l'anti-art, ce qui conduit tout droit au readymade et au n'importe quoi. Mais cette position, qui souligne l'antinomie du moderne, ne peut pas, elle non plus, se suffire à elle-même.
L'art moderne était inconsistant depuis le départ. S'il a pu affirmer ou justifier tant de positions esthétiques, politiques, éthiques ou droitdel'hommistes (entre autres) différentes, s'il a été compatible avec l'autonomie absolue de l'art autant qu'avec l'engagement absolu, c'était à cause de cette inconsistance. Rompre l'académisme peut ou non être un acte militant. Ce qui compte, c'est de permettre 1. d'affirmer son individualité 2. d'être reconnu.
Ainsi l'art réussit-il l'exploit d'être à la fois moderne, c'est-à-dire lié à une époque, et anachronique, comme tout art. Il reste moderne même quand il est déjà postmoderne.
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