Rien de plus évident qu'une image, mais rien de plus difficile à cerner. On peut en distinguer plusieurs types :
- l'image banale, usuelle, vue et revue, rassurante, qui offre la garantie d'une certaine stabilité, d'une identité spatiale ou visuelle. Cette image nous présente un monde qui semble être là où il est. Elle est le résultat d'un acte de représentation. Construite à partir d'idées, elle prolonge l'image mythologique. Quand elle s'appuie sur un Etat, un église ou un académisme, elle écrase de sa tyrannie toutes les autres images. C'est une fiction qui repose sur le meurtre de l'image-symptôme porteuse de vérité. Sa prééminence est toujours menacée, et toujours renaissante.
- l'image mécanique, découpée directement dans le monde, qui peut donner l'illusion d'une adéquation ou d'une plénitude. Les images indicielles ne sont pas nées avec la photographie. De l'imago aux images prototypiques chrétiennes, on s'est beaucoup servi de l'empreinte pour fabriquer des images.
- l'image qui perturbe, celle qui nous sort des sentiers battus, nous arrache à notre vie courante, entretient les désirs, révèle la ruine ou la déchéance dont elle est le souvenir, image d'art ou figure, ou corps, ou visage, image issue d'un rêve (vestige ou cristallisation d'un travail de l'inconscient), d'un montage, d'une création, d'un mécanisme, d'une ouverture dans l'ordre du temps ou de la lecture, ou d'un autre processus incontrôlable. Celle-là suscite un malaise, elle élance notre désir et le met en face d'une altérité, d'une crise ou d'un réel sur lesquels nous ne comptions pas. Toujours singulière, elle est en excès sur elle-même. Des mots invisibles l'habitent. L'histoire tourbillonne à partir d'elle, comme chez Goya.
- l'image comme résultat d'une imagination pure ou productrice. Ce qui s'en rapprocherait le plus aujourd'hui serait l'image numérique, sans référent ni pesanteur de réel. N'est-ce pas cette image-là que Platon critiquait comme simulacre?
- les anciens Romains ne la prenaient au sérieux qu'en tant qu'"imago" : les effigies en cire obtenues par empreinte sur le visage des morts. La ressemblance y était parfaite, c'est-à-dire juridique et rituelle. L'art n'a pu commencer que lorsque ce type d'empreinte a été abandonné. Mais le mode de lecture, celui où commande une voix spectrale, n'a pas été abandonné.
Nos parcours visuels tirent parti des écarts entre les différents types. Nous distinguons rarement entre eux. Des modalités ontologiques contradictoires coexistent. Nous sommes à la fois voyants et visibles, c'est-à-dire soumis à la duplicité proliférante de l'image. Elle est un kaléidoscope qui nous place, selon Georges Didi-Huberman, devant du temps. Toute image est anachronique, dialectique car surdéterminée. La durée s'y installe, s'y insinue, s'y monte et s'y démonte. Mais le temps peut défaillir. L'être montré par l'image s'y désagréger. L'histoire elle-même peut s'y monter ou s'y démonter.
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