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Quand il veut désigner à la fois le dessin et l'écriture, Jacques Derrida parle de graphein. Ce mot grec, qui signifie "écrire" mais aussi "peindre", désigne l'archi-écriture, cet effacement du propre qui ouvre la possibilité du langage. Le retrait intervient quand le dessin est devenu visible. Qu'est-il advenu du trait? Dans l'acte de tracer, il a séparé, avant de disparaître. De même que le mot graphein signifie originellement "entaille", le trait a différencié (ou différancié), il a ouvert l'espace, il a espacé. Après l'achèvement du dessin, il ne reste rien de cet acte, à peine un clin d'oeil. Il s'est éclipsé - comme le petit cercueil de Gérard Titus-Carmel. Il est devenu inaccessible (comme Dieu).
Pour Derrida, ce trait du dessin, qui s'efface en se retirant, c'est aussi l'archi-trait heideggerien (Ziehen/Reissen), innommé, qui ouvre la possibilité du langage, de la langue, de l'écriture et de la parole. En contractant avec lui-même, ce trait se retire, il fait oeuvre et disparaît. L'écriture reste associée à cet effacement irrémédiable, à cette angoisse.
Dessin et écriture renvoient à la même archive, à laquelle on ne peut accéder que par une sorte de théologie négative, "des discours occupés à nommer le retrait du dieu invisible ou du dieu caché" (Mémoires d'aveugle, p58). Pour autant le trait du dessin devenu invisible ne doit pas être théologisé. Il n'est ni irréductible, ni indépassable. On peut toujours le diviser. En délimitant la langue (la peinture, le dessin), la trace unique qu'il laisse se fait idiome, ouvrant tous les systèmes.
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Ce retrait du trait évoque la Cabale de Louria. Elle est sous-jacente, comme le dieu caché ou le grand dessinateur. Dans Mémoires d'aveugle, quand il est question d'un trait qu'on pourrait appeler créateur, un trait "d'avant" les "tâches aveugles" (p59, curieuse faute d'orthographe : s'agit-il d'une tache aveugle ou une tâche - un devoir - accompli dans l'aveuglement?), "d'avant" tout ce qui peut arriver à la vue, d'avant ceci ou cela, Derrida parle d'une contraction aboculaire, une sorte d'aveuglement primordial grâce auquel un ordre se dessine dans le temps et l'espace. N'est-ce pas trop évident? ajoute-t-il. Qu'est-ce qui est trop évident? C'est qu'il faille, y compris pour dessiner, un retrait augural qui laisse place au dessin. Telle serait l'essence du trait qui exige fidélité.
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Propositions
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- Le "graphein" (archi-écriture) est effacement originaire du nom propre, oblitération du propre qui se produit dès le premier matin du langage
- Un trait ou "archi-trait", innommé, ouvre en se retirant la possibilité du langage, du logos, de la langue et de l'inscription parlée autant qu'écrite
- Dans l'acte de tracer, le trait du dessin s'éclipse, se retire; dans ce qu'il sépare ou différencie, rien ne lui appartient, pas même sa propre trace
- Le mot grec "graphein" veut dire à la fois "écrire" et "peindre"
- "Cela" (le modèle ou paradigme du dessinateur) qui reste sans exemple, s'est tiré (retiré) pour laisser place à la lignée des dessins
- A l'origine du graphein (écriture ou dessin), il s'agit d'observer la loi, d'ordonner par une archive, par la grâce du trait, la vérité à la dette
- Pour donner lieu à la vérité en peinture, il faut entamer l'espace : le trait commence par se retirer, il ouvre sans initier
- Dans le battement d'un clin d'oeil se trace le trait du dessin, entre la vision et son retrait
- En contractant avec lui-même, se traitant, se recoupant, se retirant, le trait entame une transaction avec la langue de l'autre, il se fait oeuvre
- Le trait qui institue l'oeuvre, avec un dedans et un dehors, est toujours divisible; sa divisibilité - qui est aussi contraction, retrait - fait texte, trace, reste, et aussi idiome
- Un tableau est "une peinture à l'oeuvre" : il n'est là que pour la peinture, sans autre rattachement que sa restance picturale
- L'idiome ouvre tout système à son dehors : il parasite la langue, il divise l'unité du trait qui prétend le border
- Penser la trace, c'est accepter son effacement, sa disparition irrémédiable, non par accident mais comme l'horizon qui rend l'inconscient possible
- [Les impouvoirs de l'oeil donnent au dessin sa ressource, quasi-transcendantale - que nomment aussi les discours de la théologie négative (retrait du dieu invisible)]
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