Inventée dans les années 1830, la photographie s'est épanouie en même temps que le socialisme et la psychanalyse. Même si Baudelaire ne la considérait pas comme un art (pas plus que Roland Barthes qui l'a qualifiée de magie), tous les arts ont du se redéfinir par rapport à elle. Pour la peinture, elle a été d'abord un rival, puis un guide et une libératrice (à quoi bon imiter si la photo le fait beaucoup mieux). Peu à peu, une large partie de l'art moderne puis contemporain a fini par devenir photographique - ou vidéographique. Sa place dans les espaces institutionnels ne cesse de s'élargir. Le monde lui-même, tel que nous le percevons, finit par se transformer en son propre musée.
Elle symbolise une nouvelle ère dans le rapport à l'image. Evoquant la plénitude ou la platitude d'un monde où tout est à sa place, où le mouvement est exclu, elle contribue à le déréaliser, en remplaçant l'imaginaire par l'hallucination ou la prolifération des signes.
L'image photographique n'est pas une représentation ni une imitation, c'est une empreinte, une trace du réel, le retour d'un être unique qu'aucune anamnèse, aucune histoire ne peut restituer. C'est par des chimistes qu'elle a été inventée, pas par des peintres. C'est une machine, un appareil.
En détruisant l'aura, la photographie déconstruit l'oeuvre d'art et assigne une autre place au sujet, celle qui découle de son propre jeu. Elle ne montre jamais tout, mais seulement des fragments. Elle possède un droit de regard dont elle abuse parfois.
Elle ne montre pas seulement ce qui est (ou a été) visible à l'oeil nu (comme dans un panorama), mais aussi ce qui est invisible, inconscient, le point (punctum) caché au-delà de l'image (à la façon d'une radiographie), enfoui.
Elle ne fait pas que livrer un instant du passé, elle nous met dans un autre rapport à la durée, un rapport historique dans lequel les personnes montrées ont une présence seconde, en abyme. Leur visage prend une autre signification. Ce sont des revenants, des spectres. Dans une époque où la mort est niée, la photographie l'assume en prenant la place des monuments funéraires. Cet être qui va mourir, qui est déjà mort, le voici qui revient. J'en ai pitié.
Avec la photographie numérique, l'effet de réel sur lequel s'appuyait la photographie analogique est brouillé.
Jamais la photographie ne renonce à l'homme. Dans la prolifération de l'imagerie humanitaire, elle occupe une place centrale.
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