- Ouzza : Pour fonctionner, il fallait au Cercle un lieu à la fois suffisamment stable et totalement ouvert. Il fallait aussi que le lieu soit situé à Paris intra muros - car il n'existe aucun autre endroit qui puisse offrir des conditions positives à l'Orloeuvre. Dans la réalité de la vie urbaine, la tâche de découvrir un tel lieu était presque impossible, et elle l'était à peine moins dans les mots (car les mots sont, eux aussi, des vecteurs d'impossible). Pourtant c'est dans les mots qu'on l'a d'abord cherché : Sergueï proposait le Galgal, tandis qu'Aleth mettait en avant cette idée d'évasure qui situait le cercle dans l'espace, mais sans le figer dans une localisation précise. Sans doute n'ignoraient-ils pas que le lieu était déjà là, sous la main. Bendito y habitait depuis des lustres. L'adresse de son loft, 231bis, quai de l'Idve, ouvrait à elle seule quelques portes - car le mot Idve peut être interprété soit poétiquement, soit ésotériquement, soit dans sa proximité avec l'éclipse divine qui durait déjà depuis plusieurs siècles, soit dans sa ressemblance auditive avec l'idole ou l'idée. Peut-être est-ce qu'avec la même adresse, si le loft avait été situé à Mycènes ou sur le mont Fuji, il aurait été pris dans le même tourbillon. Mais quoiqu'il en soit, un nom est toujours défini, déterminé, relativement clos, tandis que l'Orloeuvre est le point de croisement de toutes les traditions. En tant que projet ouvert et inachevé, elle ne peut se situer qu'entre un mot et un lieu.
Il y avait parmi les Orloviens deux critiques d'art professionnels, tous deux d'origine italienne : Achille Vanzetti et Lorenzo Sargendi (mais seul Achille détenait encore la nationalité italienne). Tous deux possédaient une remarquable plasticité mentale qui leur permettait de s'adapter à tous les publics. En plus de cela, le premier était assez mondain, tandis que le second, universitaire reconnu, adorait faire étalage d'érudition. Ils apportaient au Cercle un contenu de savoir unique, qui n'aurait pas pu venir d'ailleurs.
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