1. Proximité/éloignement, un étrange Fort/Da.
Lacan et Derrida sont presque contemporains. Même si l'un est né 29 ans après l'autre, ils se croisent entre 1961 et 1980 : l'un écrit de 1936 à 1980 et l'autre de 1961 à 2004. Peut-on qualifier de "commune" la plage des années 1960 et 1970? Oui et non. D'un côté ils ne cessent de renvoyer l'un à l'autre, mais d'un autre côté ils ont chacun leur langue. Pour les traduire l'un dans l'autre au-delà de leur effet critique, il faudrait inventer une autre langue, supplémentaire, qui ne serait ni le derridien, ni le lacanien, ni même le français courant ou philosophique. Il faudrait que cette langue, en les transformant l'un et l'autre, les laisse intacts.
2. Derrida contre/avec Lacan.
Alors que Lacan a très peu écrit sur Derrida, Derrida, qui lui a survécu plus de 20 ans, a mieux évalué la complexité de leur relation. En estimant que, dans son rapport à la tradition, Lacan joue un double rôle (aider à penser les logiques de l'inconscient dans leur multiplicité / interdire cette pensée en l'enfermant dans le phallocentrisme occidental), il l'a situé dans la continuité de Freud. Mais cet éloge mitigé s'accompagne de rudes critiques.
Derrida accuse Lacan de logocentrisme. Selon lui, ses principaux concepts (l'ordre symbolique (triangulaire), le signifiant, le sujet, la parole, la vérité, la lettre indivisible et indestructible, la métaphore paternelle, l'assujettissement à la loi de l'autre) excluent le "quatrième côté", celui qui échappe à la structure. En qualifiant d'"imaginaires" les dédoublements, les simulacres et les renvois qui ne reviennent pas à leur point de départ - précisément ceux à partir desquels Derrida développe sa théorie du don, son concept d'auto-affection et son schème de l'auto-immunité, Lacan construit un appareil conceptuel qui résiste à la déconstruction. En renvoyant les comportements animaux (feinte, réaction, rapport à la trace) du côté de l'imaginaire, il légitime un "propre de l'homme" plus proche de l'animal-machine cartésien que des développements freudiens.
A la logique lacanienne de la castration (qui suppose celle du manque), Derrida oppose la dissémination. Il n'y a pour lui ni retour possible de la lettre, ni fonction privilégiée du phallus, qui n'est qu'un objet parmi d'autres.
3. Zones de rencontre et de croisements, à considérer après-coup.
S'il était possible d'inventer cette autre langue qui les déborderait l'un et l'autre, elle passerait par quelques lieux privilégiés.
- chez l'un comme chez l'autre, la voix est plus qu'un thème, c'est un concept autour duquel on pourrait construire une chronologie de leur pensée. Pour Lacan, elle est associée à l'objet(a). Derrida commence son oeuvre en la situant comme le lieu de la présence, le point focal de la métaphysique - mais plus tard, sa signification s'inversera presque.
- l'écart des définitions témoigne de la divergence de leur cheminement. Souvent ce que Derrida retient de Freud est directement opposé à l'interprétation lacanienne. C'est le cas, par exemple, pour la castration ou la place de l'imaginaire. Inversement, ce que Lacan retient de Freud est opposé à l'interprétation derridienne : par exemple la "parole pleine" (cette chose dont la profération suffit à garantir l'autorité) ou le dévoilement-révélation de la vérité.
- chez l'un comme chez l'autre, le mot "éthique" est ambigu. D'une part, ils le déconstruisent; d'autre part, ils sont en quête d'une éthique. Chez Lacan, c'est celle du manque de l'Autre dans la cure; et chez Derrida celle du dissemblable, de l'hétérogène ou du tout autre.
- dans son analyse critique, Jacques Derrida privilégie la question du sujet. En tant qu'il suppose un propre de l'homme opposé à l'animalité, le concept lacanien resterait fondamentalement cartésien, traditionnel. Mais c'est omettre le thème de la coupure tel qu'il est développé par Lacan dans les années 1960, un thème qui croise, dans un autre vocabulaire, l'itérabilité derridienne.
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