Dès le premier jour, le cinéma a été vocal et inscrit dans le discours. Les films muets étaient construits pour faire entendre la parole tout en palliant à l'absence de voix (panneaux, mimiques, etc...). Pour soutenir la fiction, il fallait faire croire à la coïncidence entre la voix et le corps. Le premier film parlant, Le Chanteur de jazz, portait encore sur cette coïncidence impossible.
Même dépourvu de parole, de musique ou de bruit, un film suppose un spectateur tout-percevant, en état de toute-puissance, toutes-oreilles, qui voit continuellement parler des personnages. La sonorisation (parole et bruits) lui procure une impression de réalité proche de l'hallucination, qu'on n'hésite pas à amplifier toujours plus dans les salles. Aux bordures du champ visuel, le son résonne, il nous rapproche des fantômes des acteurs.
Avec les techniques les plus sophistiquées, on arrive à faire coïncider voix et image dans le temps (synchronisation), mais jamais dans l'espace, car la source du son (hauts-parleurs) ne peut pas se déplacer de la même façon dans la salle que dans le film. La distorsion est inévitable, mais nous y sommes tellement habitués que nous ne la remarquons plus. La voix supposée être dans le film rôde à l'extérieur. On y est branché comme à un cordon ombilical, quels que soient ses mouvements sur lesquels joue le réalisateur (avec toutes les nuances possibles : drame, humour ou distanciation). Que la voix arrive à nos oreilles directement, indirectement ou par effraction, elle déclenche toujours les mêmes processus : sollicitation, stimulation, plaisir et soumission.
Le cinéma mobilise au moins deux sens : la vision et l'audition, soit positivement soit par inhibition (le toucher). Par son intermédiaire, l'espace vocal tend à se généraliser à tous les sens.
Lorsque, après la période de domination des avant-gardes et de l'art abstrait, certains peintres ont voulu revenir à la figuration, ils se sont ajustés sur le cinéma. Adaptant ses techniques, ils ont, eux aussi, fait parler l'image. Leur monde était une projection de l'écran, et leur perspective spontanée celle du montage.
Le cinéma invente une nouvelle expérience de la croyance, que Derrida qualifie de spectrale. Les voix y héritent de secrets perdus.
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