Dès son point de départ, la lettre se détache de son expéditeur. Elle n'est qu'une marque dépourvue de lieu, sans trajet propre ni place fixe, sans droit chemin, ni norme, ni vérité. Tant qu'elle n'est pas parvenue à destination [si elle y parvient], elle est dépourvue de sens, inaudible, imprononçable, intraduisible. Comme toute écriture, elle n'est pas propre à son auteur ni même appropriable; soit elle fait trou, soit elle fait loi. On ne peut rien lui associer avec certitude. Dès que son circuit commence, elle rompt le contrat qui l'avait initiée; elle se dérobe, elle n'est plus qu'un reste.
Pour qu'une lettre arrive à destination, il faut qu'elle soit reçue par l'autre, lue, contresignée. Il est possible que cela arrive, mais il est aussi possible que cela n'arrive pas. Elle peut se perdre, ne pas être comprise par son destinataire - ou l'être autrement que ce qui était attendu, ce qui est une sorte de trahison; elle peut aussi (malgré les tentatives de récupération et de réapropriation) errer et rester abandonnée, comme les chaussures de Van Gogh. Quoiqu'il en soit, il n'y a pas de retour possible. La lettre ne revient pas à son point de départ, sa structure est disséminale. Si cette possibilité de dissémination n'avait pas existé, elle n'aurait même pas commencé son trajet.
L'unité d'une lettre n'est pas garantie. Rien ne prouve qu'elle restera unifiée, totale. Elle peut se diviser, donner lieu à d'autres éléments entre lesquels des espaces s'ouvriront, se mettront en mouvement. Elle peut être morcelée comme le corps du mot, jusqu'au gramme (élément irréductible mais inaccessible). Cette possibilité d'espacement la distingue de la lettre lacanienne qui est (comme le signifiant ou le phallus) unique, indivisible, indestructible et identique à elle-même. La lettre derridienne peut se morceler, lâcher ce système du symbolique qui tend à la garder, l'archiver. Le contrat qui la liait à la vérité et au signifiant est déjà rompu.
Si la lettre est à la source, c'est en tant que supplément. Sous cet angle, sa structure ne diffère pas de celle de l'écriture. Dès le commencement, elle s'écarte de son propre, comme la lettre (i). Elle trouble la voix de l'expéditeur, elle brouille sa pureté, elle la parasite.
Dans les arts graphiques, la lettre peut perdre sa dimension phonétique. Elle se donne alors à voir hors langue comme événement qui troue l'espace du tableau, le discours et aussi le langage.
On trouve ce statut de la lettre dans différentes traditions. L'histoire du peuple juif - en tant qu'il s'écarte de son propre - s'ancre en elle. Par la circoncision (milah, qui signifie aussi "le mot") ou la permutation cabalistique des lettres, le non-dit peut s'énoncer, se prononcer.
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