1. Une loi indépassable.
Même si le mot est emprunté à la médecine, c'est un concept typiquement derridien. Il ne s'entend pas sans la différance, car pour autant qu'il faille s'immuniser, c'est contre l'autre extérieur, hétérogène, inassimilable, qu'elle accueille au-dedans. Il y a auto-immunité quand la chose (par exemple le moi, la société, la vie, l'existence en général), qui se vit comme propre, indemne, est elle-même infectée par l'élément étranger. La réaction immunitaire n'est pas un événement soudain, nouveau ou imprévu. Elle se déclenche parce que, dès l'origine, il y a menace, infection. Quelque chose d'autre, un virus, une citation, un pharmakon, a provoqué une allergie. Ce surgissement a toujours été là; la chose ou l'être était déjà impropre. Il faut le/la sacrifier.
Pour se protéger, la chose multiplie les défenses (encadrements, arrêts, conjurations, refoulements) qui d'un côté contribuent à la survie, mais d'un autre côté peuvent aussi aggraver le danger ou mener à la mort. Ce que Freud nomme pulsion de mort et Derrida pulsion d'archive participe du même mouvement. Garder la mémoire, c'est aussi s'exposer à l'oubli et au refoulement, c'est réorganiser, réinterpréter, c'est-à-dire détruire. Penser à la mort, c'est y penser en tant que vivant, c'est donc aussi mourir vivant - mais cette conjonction n'est qu'un fantasme.
Selon Derrida, l'auto-immunité est "irréductible, invincible et indépassable". En s'accumulant, se démultipliant, se transformant, les forces impliquées déclenchent un double mouvement. De ce point de vue, rien ne distingue le naturel de l'artificiel.
2. L'indemne, le sacré.
Le schème d'auto-immunité domine la pensée et la philosophie occidentales depuis Platon, qui s'en est servi dans son analyse de l'écriture. On peut l'associer au double sens du sacré dans les langues indo-européennes (Benveniste). La religion, la raison et les technosciences sont impliquées dans la même logique paradoxale, celle de l'auto-immunité de l'indemne. Une source unique (le lieu de la croyance, de la fiabilité, de la fidélité et de la foi) se divise en s'opposant à elle-même. Tout ce qui semble familier ou rassurant comme la famille, l'identité, l'idiome est affecté par ce mouvement d'exappropriation où l'appartenance et le déracinement sont inséparables. Ce mécanisme opère à chaque fois que de l'Un s'affirme et s'institue. Sa violence travaille toute communauté qui, menacée par un intrus, décide de se purifier en désignant un bouc émissaire.
3. De la roue à l'ipséité.
Jacques Derrida affirme, dans son séminaire du 22 janvier 2003 (La bête et le souverain, tome II, p120) que la roue est la figure "de cette auto-affection menaçante qu'on appelle l'auto-immunité en général". Elle combine un double mouvement : le mouvement circulaire autour d'un axe (l'essieu) qui est celui du rapport à soi, de l'identité; le mouvement de l'essieu qui résulte de cette rotation, qui tend vers l'altérité, l'extériorité. Le premier protège le rapport à soi, il vise l'autonomie; et le second déplace les possibles, laissant venir des chances et aussi des menaces, des catastrophes. C'est la métaphore (en grec metaphora : le véhicule, le déménagement) d'une logique de l'itérabilité (la loi du supplément), qui est aussi la logique de l'auto-immunité. En se retirant en soi-même, dans la solitude, on croit pouvoir rester soi-même. Mais la rotation sur soi déplace, elle fait bouger, elle produit de nouveaux risques imprévus, inouïs contre lesquels il faut encore se protéger. Alors on se replie encore plus, on retourne sur soi l'agression venue des autres. C'est le désir ou le fantasme de souveraineté. Pour se protéger des attaques extérieures, on tente de se retirer du monde, mais les attaques ne sont pas supprimées, elles sont dirigées contre soi. L'ipséité se transforme en force d'autodestruction compulsive. C'est la position de Jean-Jacques Rousseau, qui se persécute lui-même en s'éloignant des autres. Pour conjurer sa crainte de "mourir vivant" dans son île, Robinson Crusoé fait un autre choix : la prière répétée à l'identique, ce qui est une autre façon de transférer la compulsion. A la roue libre, qui donne l'impression d'une liberté radicale, succède un mouvement de rotation irrépressible (la réitération perpétuelle de l'appel), un déplacement incontrôlé des marges.
4. La loi, le droit.
Le même mécanisme fonde et conserve la loi. Instaurée par la force, elle est constamment menacée par une autre force ou violence fondatrice qui viendrait l'altérer. Dès son irruption, elle s'inscrit dans une structure d'itérabilité qui la garde, l'altère et l'appelle à la répétition - qui est aussi répétition de la force. Ainsi la sentence la plus légale est-elle aussi sentence de mort, et la loi corrompue depuis le départ, ou comme le dit Walter Benjamin, pourrie de l'intérieur. La structure suicidaire du crime, y compris du crime contre l'humanité, est déjà dans la loi.
5. Aujourd'hui.
De même qu'Athènes nourrissait des étrangers pour les sacrifier, la télé-technoscience actuelle peut laisser libre cours aux moyens les plus sophistiqués pour produire une nouvelle cruauté, au plus près du corps propre, du fantasme (fanatisme, obscurantisme, tortures et viols) ou d'un usage magique de la machine et des artefacts. On ne peut combattre ses effets pervers qu'en se servant des mêmes réseaux télé-technologiques. Pour répondre au retour du religieux ou au 11 septembre, ces symptômes d'auto-immunité suicidaire, il faut que la démocratie se mette en question. Elle seule peut accueillir, dans son concept, l'autocritique et la perfectibilité, c'est-à-dire l'auto-immunité. Cet héritage est un coup d'envoi. En renvoyant toujours à autre chose, dans l'espace et le temps, en étant à la fois elle-même et jamais elle-même, elle peut ouvrir à une autre pensée du politique.
Aucune institution ni croyance d'aujourd'hui ne sort indemne de l'auto-immunité (ni le droit de regard, ni la Shoah). Aucune oeuvre ne reste intacte.
6. Déconstruction.
Et la déconstruction elle aussi, en tant qu'elle introduit partout un principe de contamination, est prise dans ce processus. Ainsi Jacques Derrida lui-même n'échappe pas aux effets d'hyperbole ou de surenchère - par exemple dans son rapport au judaïsme.
On peut analyser, sur la base de cette logique, le message chrétien de la mort de Dieu.
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