1. L'événement digne de ce nom.
On peut entendre le mot "événement" sous au moins deux modes. Soit c'est un "événement" cadré, prévisible, programmé, qu'on peut produire en suivant certaines procédures définies à l'avance. Alors, tout se passe "comme si" un événement arrivait, mais c'est un faux événement, un semblant, un simulacre d'événement. Certes, ce pseudo-événement est unique, il peut éventuellement être daté et signé, mais il dépend de la réitération d'une formule-type, de la répétition d'une convention. S'il est répétable ou reproduisible à la manière des énoncés performatifs classiques, on ne peut pas le qualifier d'événement digne de ce nom. Il faut pour cela que survienne un autre type d'événement, daté lui aussi mais irrépétable, dont la force singulière est irréductible au simple pouvoir d'un performatif. Un tel événement résiste à la pensée. Il est, lui aussi, performatif, mais au-delà du performatif. Aucune condition de possibilité ne permettant d'anticiper son émergence, il ne peut s'annoncer, s'il s'annonce, que "comme" impossible. C'est pourquoi on emploie parfois des mots excessifs pour le nommer, comme prodige, miracle ou génie.
Certains événements peuvent être rattachés à des cycles, comme la mort ou la naissance d'un enfant, d'autres font irruption en-dehors de tout horizon pré-établi, et d'autres encore sont le lieu d'un compromis singulier ou d'un paradoxe irrésolu entre ces deux types. On ne peut pas toujours distinguer entre ces catégories d'événements.
2. La déconstruction, œuvre et événement.
Peut-être la déconstruction elle-même aura-t-elle été un tel événement. Avant d'être une pensée ou une philosophie, c'est une oeuvre (datée et signée). D'un côté, elle a lieu en ce lieu-là. Ce qu'il nous en reste enregistre la trace de l'événement. Mais d'un autre côté, en arrivant, elle aura déconstruit le lieu même où elle s'inscrivait (la philosophie). Elle aura affecté, désarticulé, l'expérience même du lieu, d'une façon qui n'est pas sans rapport avec les technologies d'aujourd'hui - dépourvues de localisation, de territoire assignable, voire de rapport à l'Etat nation. Elle aura pensé l'à-venir de la raison comme événement, exception, singularité, altérité non réappropriable par quelque institution ou système de pensée que ce soit. Cela, aucun pouvoir ni aucun savoir ne saura jamais la justifier en raison.
3. Avoir-lieu.
Comme il n'est ni anticipable, ni prévisible, ni calculable, on ne voit pas l'événement venir. Les yeux qui se guident sur un horizon n'ont pas prise sur lui. Il ne répond à aucune demande préalable, n'obéit à aucun impératif. Il arrive comme une surprise, un décramponnement, une révolution qui bouleverse le droit, la politique et même l'éthique. Ainsi en est-il, par exemple, avec le véritable pardon (le pardon inconditionnel), cette folie, ou avec ce qu'on appelle un chef d'œuvre, faute de mieux. Et même s'il arrive dans un autre temps, après coup, quand une transformation ultérieure affectera son archive ou quand un récit mythique, poétique (par exemple celui du psychanalyste), lui donnera lieu, même alors, et même s'il n'a jamais été, il peut nous bouleverser, nous transformer.
Un événement n'a lieu qu'une fois, une seule. Même si sa date est prévue à l'avance - par exemple dans un rituel réglé comme la circoncision -, s'il appelle un déchiffrement, si sa blessure, illisible, fait passer du côté de l'autre, il inscrit sa marque à même le corps. Entre le secret comme tel, qu'il préserve intact, et son apparaître (son émergence surprenante ou stupéfiante dans le monde, sa génialité), la limite qu'il instaure est à la fois nécessaire et indécidable.
Pour toute œuvre, on présuppose l'arrivée d'un événement singulier, mais l'idiome de l'œuvre ne le révèle pas, il n'arrive qu'en s'effaçant, en devenant cendre. De cet événement qui aura rendu l'oeuvre possible, il ne reste qu'une trace qui, à partir d'un lieu énigmatique, aura eu lieu, mais sans lieu.
Rien ne précède un événement digne de ce nom, pas même des conditions de possibilité (comme le suggère la révélabilité heideggerienne). Il suffit qu'il nous hante, qu'il soit possible, pour que, même s'il n'est pas accompli, il soit déjà arrivé, déjà entendu comme effectif, réel. S'agit-il alors d'un véritable événement?
4. Une éthique de l'événement, celle d'aujourd'hui, le temps du "peut-être".
Ce qui arrive, aujourd'hui (ou depuis l'aube du 20ème siècle avec Nietzsche), c'est l'expérience inouïe, toute nouvelle, d'un peut-être qui ébranle les croyances, qui promet une autre pensée, dangereuse, messianique, une pensée de l'événement capable de faire venir, à terme, ce qui survient (téléiopoèse). Aucune réponse, aucune responsabilité ne peut abolir ce "peut-être" qui se présente comme un centre, mais hors de contrôle, incohérent, déporté hors de soi.
On pourrait peut-être, avec le "peut-être", annoncer une éthique (ou quasi-éthique à venir). Nous aurions pour tâche de laisser venir l'événement. Ce ne serait pas une posture de retrait ni de non-acte à la manière zen, ce serait un lourd travail, celui qui prend acte d'un don sans retour, la déconstruction, gigantesque labeur qui, sans nous déterminer, ne nous laisse jamais en repos. Ce serait aussi une obligation, une injonction (comme celle d'Artaud, qui exige chaque fois un autre "coup" singulier), une question sans destinataire préalable. Nous ne serions pas en attente d'un événement précis, mais de l'événement en général, celui qui, peut-être, va venir ou nous être donné comme l'effet de rien, toujours autre, sans cause, ni condition, ni contenu propre, celui qui arriverait comme un spectre, sans prévenir, et dont aucun programme, aucune machine logique ni textuelle ne pourrait fermer la veine. Cette éthique serait indissociable d'une politique d'un nouveau genre, une politique qui elle aussi arriverait sans prévenir. Là se trouverait peut-être ce que Jacques Derrida nomme démocratie à venir, amour ou amitié. Mais cette résistance au logos ne doit pas faire illusion. Peut-être n'est-elle, elle aussi, qu'un fantasme de l'événement.
4. Penser l'événementiel avec le machinique.
cf : Nous sommes pris dans un chiasme entre une anticipation qui annule l'avenir, et l'événement qu'on ne voit pas venir, qu'on attend sans attendre ni horizon d'attente.
[Puis :]
cf : Pour penser ensemble l'événement et la machine, il faudrait une forme conceptuelle inouïe, une autre pensée qui change jusqu'au nom et à l'essence de la pensée.
Il faut dans le même temps, à la fois, que quelque chose arrive, et qu'il y ait des buts, des objectifs, des perspectives, des programmes.
Prenons l'exemple d'un poème. Dans l'acte de son événement, il fonde une poétique à laquelle il se mesure. Il en témoigne, il la promet, il l'invente, il s'y réfère, il la fait. Il la signe et la donne à lire au-delà de lui-même, dans son corps verbal et dans l'autre, dans le monde. Ce qui est extravagant, inouï dans cet acte, c'est qu'en faisant surgir l'événement, il appose son sceau. Le surgissement de l'imprévisible se fixe immédiatement et irréversiblement dans une forme visible. Cet effet de coupure, "comme si" un événement arrivait (mais l'événement est comme l'invention, il ne peut pas s'identifier lui-même, il faut qu'il soit reconnu par un autre, un héritier), est un coup de force.
On peut mentionner, avant même ces événements, un autre événement ou archi-événement : le sacrifice qu'opère toute oeuvre quand, instituant un nouvel ordre, elle laisse abandonné, en ruine, un autre monde, perdu.
5. Responsabilité, reconnaissance.
Quand un événement surgit, d'urgence, nous en sommes responsables. Par exemple, nous sommes responsables de Marx, même si nous n'acceptons qu'une partie de son héritage. Nous sommes responsables de la psychanalyse, de la photographie et du droit de regard qu'elles posent. Nous sommes responsables de la justice, de l'autre - et aussi de la déconstruction, car elle non plus ne se programme pas à l'avance, elle dépend de ce qui arrive, aujourd'hui, dans le monde. Nous sommes même responsables d'un dessin, s'il fait événement.
Et n'oublions pas la vérité. Quand elle arrive, ou plutôt quand ça arrive, le vrai, on ne peut ni le révéler, ni le dévoiler. Ça s'avoue tout seul en faisant oeuvre : alors ça transforme, ça travaille, ça change le monde. On est responsable de ça comme du reste. Mais même en après-coup, ça ne se dira jamais.
L'événement est ce qui vient, la différance inappropriable, l'autre hétérogène qui ouvre un espace messianique. Bien que sa venue soit toujours incalculable, on peut lui garder une place, comme on le fait, dans la tradition juive, pour le prophète Elie.
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