1. Télé-techno-discursivités.
Pour nommer un ensemble complexe aux frontières floues, un vaste conglomérat regroupant les médias, la science, la technique, la télévision, l'audiovisuel, l'Internet etc..., Jacques Derrida se sert d'une série de syntagmes plus ou moins interchangeables : télé-communications, télé-technique, télé-techno-science, techno-télé-discursivité, etc.... Cet ensemble comprend aussi le cinéma, mais la photo, silencieuse, s'en distingue. En tant que savoir-faire pratique, il est performatif. Un acte techno-scientifique est toujours une intervention, une mise en œuvre, un faire. Il joue avec les distances, les vitesses, le lieu; il délocalise, éloigne et rapproche. Pour qui ne sait pas comment "marchent" les technologies, leur fonctionnement quasi-miraculeux produit une croyance, un acte de foi.
Les télétechnologies ne sont pas nouvelles dans leur principe. Dès le 17ème siècle, on commence à inventer à la façon moderne : en fabriquant des dispositifs techniques ou des machines, en suscitant le désir de produire de nouvelles inventions. Mais la productivité technologique est plus vieille encore, elle hante l'écriture depuis toujours.
Science et technique sont indissociables. L'histoire des sciences est aussi une histoire des métaphores et des téléologies qui contaminent les concepts et rendent inopérantes les coupures épistémologiques. Cela vaut pour les sciences dites "dures" (qui risqueraient de se fermer sur elles-mêmes) et pour les sciences dites "humaines", notamment la biologie, qui tend à analyser le vivant comme un texte - avec les paradoxes et les pouvoirs qui s'y attachent. Mais pour parler "scientifiquement" du sexe et de la mort, les concepts ne suffisent plus. Freud ne s'y est pas trompé, qui s'est tourné vers la spéculation.
Malgré toutes les dénégations qui visent à faire valoir une pensée plus pure ou plus authentique, il n'y a, entre pensée, science et technique, ni dissociation, ni hiérarchie.
2. Spectralités.
Aujourd'hui, dans les démocraties libérales, l'espace public est étroitement lié aux télé-technologies. Le direct ou temps réel fait croire que l'événement montré (l'information) est réellement présent. En prétendant donner à voir intuitivement la chose même, en fabriquant l'illusion qu'elle est capable de garder vivants des événements qui ont disparu, de reproduire comme vivantes (ou quasi-vivantes) des voix enregistrées (gramophonisation), de les archiver comme un autre présent-vivant unique, irremplaçable, ces technologies spectralisent le monde. On est forcé d'introjecter ces images, de s'y identifier, d'y croire, de les intégrer dans un savoir (les ontologiser). On est forcé de prendre acte d'une parole publique artificiellement produite : artefactualité (une actualité performativement fabriquée), actuvirtualité (possibilité de reproduire l'événement avec des suppléments prothétiques qui tiennent lieu de réalité), spiritualisation (production idéalisante de "faits").
Pour être crédible, la télévision doit dissimuler sa technicité, s'effacer, se dénier, protester contre elle-même. Entre l'événement auquel elle se réfère, dont on suppose qu'il a été, à un moment donné, actuel et présent, et ce qui est reproduit, montré sur les écrans ou écouté sur les différents appareils, l'écart est insurmontable, la division irréductible. La "chose réelle" ne peut survivre qu'en tant qu'image ou archive, par un effet de différance qu'on peut comparer à une fable ou une affabulation. Le cinéma dit d'exploitation, largement commandé par la culture américaine, ne fonctionne pas autrement. Marqué par le rêve, le divertissement, la musique ou l'érotisme, il agit comme une drogue, une manipulation.
Pour que l'espace public se constitue, il aura fallu que de nombreuses conditions soient remplies : démocratie, liberté d'expression, possibilité de faire un usage public de la raison, droit de réponse, etc. Il aura aussi fallu qu'une opinion publique soit produite comme artefact, qu'une doxa liée à la presse et aux télé-technologies hante et déborde la représentation électorale, le plus souvent aux limites des institutions politiques : entre public et privé, entre parole et écrit, entre réalité effective et fabrication sondagière, etc. Cette opinion, aujourd'hui, ne se fait entendre que par l'intermédiaire des médias [et aussi des réseaux sociaux] et de leurs "effets télémétathéoriques". Pour s'en dissocier, il faudrait qu'elle s'ajourne, qu'elle se détache du présent.
3. Croyance.
Mais la tekhné de l'image, qui envahit tout, est un travail de deuil. Sans cesse relancé, ce travail ne peut qu'échouer. Malgré toutes les exhibitions, on ne fera jamais revenir les traces non visibles, on ne saura jamais qui aura été le premier témoin de l'événement narré, on n'expliquera jamais qui est le responsable de son émission et de sa diffusion, après quel retard, cadrage, filtrage et censure il aura été restitué, ni par quels moyens techniques il aura été fabriqué.
Les télé-technologies transforment profondément notre perception et notre expérience des contenus archivables. Il suffit que nous croyions que le prétendu "direct" est possible, pour que soit suscitée en nous une pure croyance (la foi à l'état nu), un effet de savoir, une structure fiduciaire, une promesse de vérité. A travers ces machines qui représentent l'autre dans sa présence vivante, on peut s'adresser à lui, lui parler, lui répondre. On peut même prier à distance, renouvelant le miracle le plus ordinaire : la croyance inconditionnelle en un autre qui dit : "Crois-moi!".
4. Technique et religion.
La "présence réelle" produite par l'alliance entre science, technique et médias traduit le retour du religieux. Pour incarner les événements, il faut les sacraliser. Dans l'espace public sécularisé, le montage / cadrage qui donne l'illusion du direct n'est pas vécu comme rituel d'une religion déterminée (par exemple l'incarnation ou l'eucharistie chrétiennes), mais comme savoir performatif, lié à la langue et aux institutions de l'Etat-nation. Il reste cependant fondamentalement chrétien : savoir, foi, technoscience, machine, religion et nation sont articulés et pensés ensemble. De plus en plus vidés de contenus, réduits au mécanisme pur de la croyance ou de la foi mise à nu, ils assurent ensemble l'hégémonie politique et économique de la tradition gréco-romano-chrétienne. C'est cette absence de contenu qui entretient en eux, dans le prolongement de la mort de Dieu (elle-même associée à la figure du Christ sur la croix, la kénose, son corps-cadavre transfiguré en hostie), un mal d'abstraction, un déracinement.
La mondialatinisation, c'est ce déracinement du capitalisme télé-technoscientifique, cet arrachement à l'identité, cette surenchère dans l'abstraction (fondamentalismes, intégrismes, rigueur formelle, hégémonies), ce retour à des comportements archaïques, ce retrait en un lieu désertique où le calculable (la machine, la science) et l'incalculable (l'usage magique de la machine, la religion) se rejoignent. En ce lieux, des mécanismes d'auto-immunité entretiennent des effets paradoxaux : le désir de sauvegarder une identité propre, indemne, déclenche la violence la plus cruelle; l'appel à tout ce qui pourrait fonctionner comme racine (famille, nation, filiation, ethnie, idiome, etc.) coexiste avec les formes les plus radicales d'exapropriation, la science la plus pointue avec le mysticisme ou l'animisme, les technologies les plus sophistiquées avec la sauvagerie la plus archaïque.
5. Mutations.
Les télétechnologies d'aujourd'hui transforment de fond en comble la structure du contenu archivable. Elles ne se bornent pas à enregistrer, conserver ou stocker l'archive, elles la délimitent, en détruisent une partie ou la refabriquent comme supplément ou comme prothèse. Les techniques d'impression, d'inscription ou de chiffrage n'affectent pas que les médias, mais aussi l'appareil psychique (délimitation des champs, lieux de lecture et d'interprétation). Elles déplacent les frontières et bouleversent l'expérience du lieu. Elles renouvellent la menace d'expropriation qui est déjà dans tout rapport à l'autre. Elles entretiennent une demande de déconstruction qui invite à penser un nouveau concept du politique, une nouvelle éthique.
Que peuvent faire les intellectuels face à cet ensemble télé-techno-scientifico-industriel? Ils doivent s'organiser, imposer des normes et des conditions qui permettent à leur point de vue d'être entendu - ce qui peut passer par l'utilisation, voire la mise en œuvre, de ces mêmes télé-technologies. Du moindre appel téléphonique, on attend une réponse qui peut être prophétique. Chaque voix peut être hantée par une autre voix, imprévisible.
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