1. Le gardé.
On ne connaît pas ce qui est gardé. Ce peut être quelque chose d'inaccessible, d'inconnu, d'impensable ou d'innommable (comme khôra), un geste de violence enfouie, une promesse ou la différance elle-même (abritée dans la langue que nous parlons). Ce peut être un mort - en un lieu cryptique ou l'autre est gardé comme étranger, un mot-chose isolé de l'espace général par des cloisons, des murs ou des parois brisées, fracturées. Ce peut aussi être un secret qu'on garde en silence pour préserver, par exemple, une filiation ou une amitié.
Quand un don est gardé, il suffit que son sens soit reconnu pour qu'il soit transformé en échange symbolique, annulé et détruit.
2. Le gardien.
Connaît-on le gardien? S'il était présent, ce serait par la voix, mais la voix n'en est que le simulacre - elle-même garde le dedans en soi, alors même qu'elle l'émet en-dehors. Et nul ne sait qui est le gardien (comme dans la nouvelle de Kafka, Devant la loi, où le sujet renonce de lui-même à franchir la porte de la loi, sans que le gardien ne l'en empêche).
Qu'est-ce qui garde la mémoire? Pas le gardien, le nom. Mais que garde-t-il exactement? Autre chose que la chose nommée. Le nom est un tombeau, une sépulture, derrière laquelle s'efface ce qui est nommé. Quant à la signature, elle ne garde qu'une archive réifiée, qui impose son sceau sur un cadavre.
Le philosophe comme tel, celui qui exerce le métier de philosophe, c'est quelqu'un qui essaye de construire la machine la plus économique possible pour répéter, pour garder ce que d'autres ont écrit. Par sa maîtrise sur le discours, il formalise, il garde la mémoire et en même temps il garde la garde, il écrit pour garder. En s'interrogeant sur la vérité, l'être, le langage, il se garde aussi, il garde en réserve une autre voix idiomatique, tremblante, dissimulée, qu'il ne peut pas dévoiler.
Respecter un secret, le garder, même sans y avoir accès, c'est résister à une transparence qui peut, trop vite, devenir totalitaire. C'est la position du marrane, du Juif qui, sans le connaître, garde le secret qui lui a été confié.
3. Mise en garde.
Il arrive que ce qui garde et ce qui est gardé se confondent. Ainsi en est-il pour l'oeuvre [d'art], qui se garde elle-même par les bords, titres et parerga qui la cadrent, mais ne peut survivre que par la garde d'un autre. L'oeuvre, comme l'autre qui la garde, est absolument solitaire.
Quand elle est accomplie par un pouvoir politique, un archonte, un lieu d'autorité, la mise en garde est violente. C'est une mise en ordre, une sélection de ce qu'on décide de ne pas laisser s'effacer ou se perdre. Pour se protéger de tout imprévu, il faut que l'archive gardée soit maîtrisée, interprétée, qu'on lui donne un sens. C'est ce que Derrida appelle la pulsion d'archive. Pour penser l'avenir, on mettra à mort l'archonte et tout ce qui, dans la tradition, porte la loi. C'est le meurtre oedipien, qui ne supprime ni l'archive, ni la loi, ni la mise en garde.
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