1. Un ou des héritages.
Nous vivons, chaque jour au présent, avec notre héritage. Il est notre être, il nous parle. Si nous recevons le langage, c'est pour témoigner de la possibilité de le recueillir, et même quand nous en rejetons une partie (ce qui est notre droit), nous n'échappons pas au statut du fils illégitime - ce qui est encore une autre manière d'hériter.
Pourtant les héritages sont multiples. Il y a :
- celui qui vient à nous sans même que nous le connaissions : trait, trace ou graphe. C'est une contrainte, une assignation, qu'on peut rapprocher de la compulsion de répétition freudienne. Sa structure est testamentaire.
- celui qui nous parvient comme une injonction à laquelle nous devons répondre. Un héritage n'est jamais simple, il abrite des secrets, des contradictions. L'héritier doit s'expliquer avec des spectres qui ne parlent pas d'une seule voix. Il faut qu'il fasse un choix. S'il choisit de reconnaître l'héritage comme sien, il s'expose à d'autres contradictions. Exemple : l'héritage de Marx. Marx n'est pas homogène, il y a plus d'un Marx. Lequel recevoir? Peut-on le dissocier d'autres héritages, comme l'héritage messianique? Peut-on résister à l'arraisonnement par une histoire, une renommée? Quel héritage garder? Lequel transformer?
- celui que nous allons chercher dans l'espoir de (re)trouver un lieu originel, intact, qui échapperait à la dissension ou à la chute. En suivant ce chemin, nous héritons, sans toujours y penser, de Platon et du christianisme. C'est la posture de Heidegger qui interprète la corruption du "Geschlecht" comme déclin, déchéance. Il lui faut présupposer un lieu originel, univoque, sous la protection de "notre langue", le vieil allemand, ou du grec ancien. Cette réinvention d'une origine simple, d'un frayage matinal dont il faut hériter, est le fondement ultime de tous les discours nationalistes.
2. Recevoir.
De lui-même, l'enfant porte un jugement sur la tradition singulière où il s'inscrira. Car bien que tout héritage soit répétition, un héritage ne s'explique pas. Il est incontrôlable, inappropriable. Il ne se transmet pas sans désordre. C'est ainsi que l'Europe, héritière de bien des traditions, se définit par son potentiel de crise.
Un héritage ne peut pas être lu ou interprété de l'extérieur [comme prétend le faire l'historien ou le scientifique]. On ne peut s'y inscrire que par une traduction nouvelle, une réinvention, la production d'un autre idiome qui le fait survivre. Il nous lègue de quoi l'interpréter, mais en préservant son secret, il nous interdit de nous limiter à cette interprétation. L'héritage vient avec ce qui l'excède. S'il garde la vie, c'est comme oeuvre à faire, ouverture vers l'avenir.
3. Successions et substitutions.
Pour transmettre, il n'est pas suffisant de laisser un testament, il faut aussi être mort. L'événement-héritage n'interviendra que lorsque le survivant aura été coupé du légataire (et il n'y a pas de coupure plus radicale que la mort). Il en est ainsi d'un legs comme d'une oeuvre. On ne peut en hériter qu'à se couper du signataire.
Toute scène d'écriture est aussi une scène d'héritage, dont la loi est la substitution. Il y a revenance, hantise, mais on ne sait pas toujours de qui on hérite. Les places peuvent être commutées, permutées, les générations sautées, les biens disséminés. Un legs peut toujours être mis à l'épreuve, ne revenir à personne, rester sans émetteur ni destinataire. Il est "posté" (comme on met une lettre à la poste), mais sans finalité. Les personnes comme les choses sont toujours substituables.
Ces successions/substitutions sont inséparables de la dette avec ses corrélats : le devoir, la responsabilité, la culpabilité, le pardon.
4. Un héritier.
Jacques Derrida se définit comme un héritier. Il a reçu l'héritage classique, celui des Grecs, celui des chrétiens, et aussi celui des Juifs. Mais sans renier cet héritage, il s'en détache aussi.
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