Dès l'origine, la loi est double (incalculable et calculable) :
1 (hétéronomie de la loi - l'incalculable).
La loi est la décision d'un autre, extérieur à ce qu'il instaure. Cette décision peut toujours arriver. Elle se présente comme un coup de force, un événement imprévisible, hors-la-loi, irréductible à la pensée de l'être, irracontable. Le droit qui en résulte est incalculable. Il excède, il disloque, il altère. Il n'a pas d'histoire, de genèse, de dérivation possible : c'est la loi de la loi, qu'on ne peut ni approcher, ni représenter, dont on ne peut pas connaître l'origine, et pourtant qui s'impose, qui s'"enforce", comme on dit en anglais (to enforce the law), dont la légitimité tient à une force interne, performative, mystique, à la fois justifiée et injustifiable. Une loi au-dessus des lois, produite par aucun désir, s'impose comme fantasme intouchable, irréductible, introuvable.
Sa structure est paradoxale et tautologique. Pour séparer le légal de l'illégal - c'est-à-dire pour instaurer la loi, il faut la violence de la loi (l'alliance). Elle ne peut s'instituer, devenir transcendante (un droit ou une justice à venir), que par un acte performatif (passé) dont le succès ou l'échec était imprévisible. Elle s'énonce alors sous forme de décisions, ordres, prescriptions, devient spirituelle.
De là surgit le "il faut" qui est au-delà du droit et dont nous avons à répondre. S'il faut du tout-autre, du juste, s'il faut donner, c'est parce que l'exappropriation humaine implique qu'il faut (ou qu'il faille, car cette loi met en défaut) aussi de la dissémination. Pour faire respecter le secret, la distance, une relation duelle (amicale, amoureuse) ne suffit pas. Il faut aussi le surgissement d'un tiers.
2 (un lieu vide, qu'il faut déchiffrer).
Nous sommes soumis à une injonction contradictoire (un double bind) : Je t'ordonne de ne pas venir jusqu'à moi, dit la loi. Cet ordre est antinomique. D'une part la loi est insensée, vide, infiniment étrangère. Elle est folle, comme la langue. Il nous est interdit de la comprendre. Mais d'autre part elle exige de nous que nous la déchiffrions, que chacun de nous s'y ajuste, dans sa singularité irréductible. Elle est comme un titre qui se tient à distance du texte, mais y introduit. Un double mouvement est déclenché, celui de l'auto-immunité : d'une part, comme sujet, pour te protéger, tu dois revenir devant la loi; mais d'autre part, devant la menace de la loi, tu diffères indéfiniment l'arrivée au but.
Pour instaurer la loi, il faut un au-delà de la loi qui prenne la forme politique du souverain. Le souverain affirme son ipséité, il dit "Je peux". La loi humaine ne peut s'instituer qu'en l'excluant (en reconnaissant son droit à l'exception), comme elle exclut Dieu et la bête. Cette structure paradoxale, ontothéologique, survit dans l'Etat moderne. La peur, aujourd'hui comme hier, motive le respect des lois, et aussi leur transgression.
Dans le lieu vide où s'impose la loi de l'hymen, l'étrange loi de la dissémination déconstruit l'ordre symbolique. Le mouvement de l'archi-écriture est inarrêtable.
3 (droit positif - calculable).
La loi s'instaure en deux temps : (1) le temps premier, hétéronomique, irracontable et incalculable, dont il est question ci-dessus (2) un second temps d'épiphanie, d'actualisation, où la loi apparaît comme telle. Alors seulement, on peut parler de loi morale.
Un spectre (ou archonte), que nous ne pouvons pas regarder dans les yeux, nous observe et nous surveille. Son droit de regard est absolu, dissymétrique. Nous le respectons. Nous savons qu'il est du côté du discours, du droit et de la norme. Il s'accorde à la vérité, qui est toujours celle du père : la voix de la conscience, porteuse du cogito et du commandement divin, qui agit toujours au présent. En Occident, cette vérité s'ordonne par l'écriture phonétique (voire le trait du dessin). Une logoarchie s'installe (dont une des règles de fonctionnement est l'analogie).
L'archonte préside à la possession, à l'objectivation. Tout ce qui vient en plus (la supplémentarité, le pharmakon), il l'inverse et le transforme en droit positif. Dans cette opération performative, la police et la politique sont toujours impliquées. Dès le commencement, le droit positif (calculable), s'oppose à la justice (incalculable). Le serment qui fonde le droit est trahi, parjuré. Dès que le droit et la justice sont séparés, le pire n'est jamais loin (cf la "solution finale").
Pour préserver l'avenir, il faudrait mettre à mort l'archonte, le porteur de la loi. Mais alors on détruirait aussi la mémoire, l'archive. Il n'y aurait plus d'archive.
4 (au-delà de la loi).
(apories)
- d'un côté, la justice est incalculable, mais d'un autre côté, toute décision singulière est l'application d'une règle de droit. Il en résulte que tout appel à la justice est une expérience de l'impossible, une expérience aporétique, celle de l'au-delà du droit dans le droit.
- d'un côté, la justice est un impératif universel, mais d'un autre côté, il ne peut y avoir justice que si on en invente chaque fois la règle, pour chaque situation unique. On aboutit à une expérience impossible, celle d'une justice sans droit, ou justice divine.
- on ne peut pas distinguer entre la violence fondatrice du droit et sa conservation. Une force déconstructive, différantielle, contaminatrice, perdure au coeur du droit. [Ce lieu où la loi du propre n'a plus aucun sens, et qu'il nous faut pourtant garder, Platon l'a nommé khôra].
(supplémentarités).
La supplémentarité insiste. Depuis le commencement, l'autre loi doublait celle du père. Si je vise la vérité (ce qu'un philosophe ne peut pas éviter de faire), je fétichise et je légalise le logos, mais "il faut" aussi que je démystifie la vérité, que je dissémine (cette dissémination qui est aussi la loi du langage). Ainsi la loi est-elle au plus proche, et aussi toute-autre.
Quand Jean-Jacques Rousseau revendique le droit à une fête naturelle et continue, il pointe l'origine sacrée de la loi (la demande de l'autre, l'imploration, la pitié) mais déjà l'excède. Il suffit qu'il se fasse héritier, et c'est une logique de succession et de substitutions qui fait loi.
Qu'y a-t-il au-dessus des lois? Peut-être l'amitié.
5 (un autre droit?).
Après la loi de l'humanisme vient la promesse - qui rejoint la loi de la loi. Dépourvue de contenu défini à l'avance, elle obéit à la loi du texte : la disjonction, et répond à la loi de l'autre homme, celle d'une justice messianique (sans messianisme), qui pose des principes, comme celui de l'hospitalité inconditionnelle, pas des règles.
Mais il ne faut pas en rester aux principes. Il est urgent de répondre à l'appel de la justice, de refonder le droit, le transformer, de changer la loi, d'avancer les linéaments d'un nouveau droit (concret), y compris par la lutte, le calcul et la négociation, ce qui ne peut se faire qu'au nom d'un autre "propre de l'homme", qui reste à penser. Avec les nouvelles technologies, c'est tout le champ de l'espace public qu'il faut réélaborer.
La loi du père est aussi celle de Moïse. Derrida s'est donné pour tâche de la briser, tout en restant son héritier (une autre modalité du juif laïque). S'arrêtant devant elle, il respecte le vide du Saint des Saints (on peut en jouir, et contribuer ainsi à la dissémination). Faut-il manger la loi?
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