L'un des axiomes de l'esthétique moderne, énoncé par Thierry de Duve, s'énonce : N'importe qui peut porter un jugement sur une oeuvre d'art. Il laisse au jugement de chacun la question de savoir ce qui est, ou n'est pas, une oeuvre d'art. Dès lors que cette maxime est acceptée, tout critère socialement imposé finit par être abandonné. Une égalité inédite se généralise, entre esthètes et entre objets. Si l'art moderne évolue inéluctablement vers le readymade, ce n'est pas par choix, mais en raison d'un impératif directement dicté par cette égalité.
Pour passer d'Alexander Gottlieb Baumgarten (1714-1762), inventeur de l'esthétique, à Thierry de Duve, il a suffi d'un tout petit pas, que Cézanne a probablement franchi dès 1866, quand il s'est mis à peindre n'importe quel motif (par exemple des pommes), avant de développer une sorte de mystique du quelconque. Du Fais ce que tu veux au Fais n'importe quoi, la distance est réduite, surtout quand on peut chausser les bottes de Cézanne pour glorifier le quelconque. Le résultat ressemble à une liberté absolue, où l'art pour entretenir un jeu infini avec son propre concept.
Dans d'autres domaines aussi, la linéarité recule, les hiérarchies se délitent. N'est-il pas devenu normal [et ce bien avant l'hypertexte] d'arriver dans un texte par n'importe quel bout? Et n'a-t-on pas le droit de tout dire (et n'importe quoi)?
On a donné toutes sortes de noms au "n'importe quoi". Schwitters l'appelait objet (i). Qu'est-ce qui nous empêche, aujourd'hui, de désigner n'importe comment les oeuvres que nous désirons, et aussi les courants dans l'art?
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Les experts doivent partager leur droit de regard avec tout un chacun; rude expérience qui semble inhiber leur courage critique. L'esprit a laissé place à la multitude des esprits.
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