Cézanne ne rompt pas seulement avec la perspective linéaire, il rompt avec la notion même de perspective. Il n'est pas extérieur au tableau, il s'y englobe. Son regard flotte. Il déconstruit la vision courante, centrée. Comment s'extraire du discours et conserver un point de vue? L'équation est presque impossible. Une des solutions est d'observer chaque objet sous un point de vue différent, le sien (celui de l'objet). Tout est bouleversé autour de lui, y compris son rapport au fond. L'objet n'est pas représenté au sens traditionnel, il est réduit à des couleurs, des figures simples, des plans. Il s'étale matériellement sur la surface. Le peintre s'efface comme regard mais affirme sa technique, le travail de sa main. En restituant une profondeur que les impressionnistes avaient tendance à négliger, il fait émerger la Chose. Son nouvel espace est en mouvement perpétuel.
Observons deux oeuvres de jeunesse : L'ouverture de Tannhaüser (1866) et La pendule noire (1869). La perspective est déjà écrasée. Les espaces sont fermés et rectangulaires comme ceux de Manet à la même époque. Entre verticales et horizontales, les objets sont entassés. Il n'y a pas de point de fuite. Dans un cas, la musique résonne dans une pièce close, dans l'autre tout s'est arrêté, la tasse de café est vide, le cendrier abandonné et l'horloge n'a pas d'aiguille. Le silence règne, l'oeuvre peut commencer.
On retrouve la même immobilité dans la première version d'Une moderne Olympia (vers 1867). Les personnages, qui ressemblent à des statues, ne se regardent pas. La tension est enfouie, refoulée mais palpable. Quelques détails - souvent rouges - la font sentir. Déjà la pomme vient en plus.
L'espace de Cézanne est toujours en voie de création, jamais complètement créé. S'il privilégie la couleur et le contraste sur la ligne, c'est pour éviter l'achèvement. Son monde est à peine antérieur à la nomination. Les objets arrivent, ils ne se sont pas stabilisés sur la surface du tableau, ils n'ont pas encore de nom (c'est ce que Derrida appelle : Khôra). Ils ne sont qu'une promesse.
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