1. Commencements.
Ce pourrait être une figure de l'origine. Au commencement, Dieu créa la duplicité. De même que la torah commence par la lettre beth (deux), la pensée derridienne commence par la loi de l'hymen (deux), qui est aussi la loi de la dissémination (deux fois deux font quatre - dans le nom de Derrida, on trouve deux "r" et deux "d", ce qui donne quatre, le chiffre derridien). Mais les choses se compliquent dès le départ, car s'il y a au moins deux, c'est qu'il y a plus de deux.
Cette duplicité originelle prend, dans les livres, la forme de la préface. Pourquoi faire précéder un texte d'une préface? D'une part, pour présenter son contenu, son sens, comme si le texte ne se suffisait pas à lui-même; d'autre part, pour autre chose, une chose toute autre, hors livre. Une préface est toujours double et toujours supplémentaire.
"La préface écrite (le bloc du protocole), le hors-livre, devient alors un texte quatrième. Simulant la post-face, la récapitulation et l'anticipation récurrente, l'auto-mouvement du concept, elle est un tout autre texte, mais en même temps, comme "discours d'assistance", le "double" de ce qu'elle excède" (La Dissémination, pp37-39).
On pourrait aussi partir d'un récit biographique. Substitut d'un enfant mort, Derrida s'est toujours senti fils/non-fils, Juif/non-Juif, enseignant/non-enseignant, etc... Il ne s'est stabilisé que dans sa pensée du double, cette pliure sur soi qu'il appelle auto-affection. Victime d'une auto-immunité mortifère, il s'est combattu lui-même jusqu'à l'échec final (la mort). Il en reste une incroyable prolifération de textes eux-mêmes presque toujours doubles, comme Glas, et marqués par la duplicité du mot écriture dont il avait, au départ, fait son cheval de bataille. Car depuis le début (et même avant), il y a deux écritures comme il y a deux textes.
Dès la première trace, la différance sème l'autoduplication. Elle produit du supplément, qui lui-même est remplacé par son double, et ainsi de suite : un entraînement fatal qui peut faire peur. Toutes les formes de croyance ou de représentation sont affectées : la religion, avec ses deux sources (qui apparaissent dans l'étymologie ou les pratiques sacrificielles), la raison, l'imagination, la peinture. Cela vaut pour toutes les époques et plus particulièrement pour la nôtre - car le Contemporain, à une échelle démultipliée, crie la dislocation du même.
2. Proliférations du double.
En art, on a appelé mimesis cette duplication proliférante qui oscille entre fidélité et simulacre, et que Platon condamnait. Sa dangerosité tient (entre autres) à sa dissymétrie. Le double peut être dépareillé, comme les chaussures de Van Gogh dont la pliure pousse au mouvement, à la marche. Il peut blesser, perforer dans le seul but de faire oeuvre (Artaud). Borner la mimesis à l'imitation, c'est méconnaître la logique du double, qui est proliférante, additive et qui nous place sans cesse, comme Oedipe, devant une bifurcation. Tu peux toujours et encore monter à l'échelle, une autre échelle s'y ajoutera.
Toute phrase est métaphorique : d'une part elle s'inscrit dans une syntaxe, d'autre part elle se dissémine selon les occasions du texte.
Les grands auteurs - par exemple Marx - sont bifides, contradictoires. Il faut les recevoir comme un héritage : à la fois non choisi et réaffirmé, reçu et maintenu en vie.
On retrouve cette duplicité dans la figure de l'animal : à la fois bête naturelle dominée par l'homme et monstrueux artefact, au-dessus des lois.
Les concepts qui intéressent Derrida sont aporétiques. Pour le don, le pardon, l'hospitalité, la mort, l'invention, etc..., il y a d'un côté le possible soumis à certaines conditions, et d'un autre côté l'impossible, inconditionnel. Les deux usages sont hétérogènes et indissociables.
3. Spectralités.
Dans le présent ou dans la voix, un présent coexiste avec un plus-que-présent - une seconde présence qui dédouble la valeur du présent, la répète comme un fantôme, un spectre, un fétiche, un supplément phallique qui finit par se détacher de sa propre présence.
L'identification, chez Derrida, est hantée par le double. Un "Je" y côtoie un autre "Je", parergonal et supplémentaire. Ne se pense-t-il pas comme un autre prophète Elie, un autre Abraham?
4. Stratégies.
Prise dans cette logique irréductible, la stratégie de la déconstruction ne peut être que double : 1. renverser les hiérarchies (de l'intérieur); 2. désorganiser les systèmes (de l'extérieur).
Impossible de se dérober à une double intimation : 1. il faut écrire; 2. Il faut effacer. Ou encore : 1. La pensée est présence du logos, rencontre du prévisible et de l'anticipable. 2. elle est aussi imprévisibilité, excès, exposition à l'événement. Ainsi l'oeuvre derridienne repose-t-elle [si l'on peut dire] sur des séries de doubles contraintes (double binds) ou d'antinomies. Sa responsabilité rejoint celle de la communauté des philosophes : penser ces antinomies.
|