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TABLE des MATIERES : |
NIVEAUX DE SENS : | ||||||||||||||||
Derrida, ses livres | Derrida, ses livres | ||||||||||||||||
Sources (*) : | |||||||||||||||||
Jacques Derrida - "Force de loi - le "Fondement mystique de l'autorité"", Ed : Galilée, 1994, | Force de loi - Le "Fondement mystique de l'autorité" (Jacques Derrida, 1994) [FDL] |
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Table
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Curieusement, la table des matières de ce livre de 147 pages (à la page 147) donne des numéros de pages erronés. Comment interpréter cette erreur? Je n'ai pas trouvé d'explication, mais je rétablis ci-après la véritable table des matières (avec la bonne pagination). On remarquera que cette table des matières contient deux parties I et II. En ce qui concerne la partie II, intitulée Prénom de Benjamin, il faut apporter quelques précisions. - dans l'avertissement au présent livre, Derrida précise que cette seconde partie était précédée d'un avant-propos et suivie d'un post-scriptum lors de sa première lecture. Mais on ne trouve ici que le post-scriptum. - et surtout, ce post-scriptum a un statut étrange, aussi étrange que le texte commenté de Benjamin (Critique de la violence). Ecrit en 1990, il fait parler un auteur mort en 1940, à partir d'un texte écrit en 1921, sur un événement, la "solution finale", initié à la conférence de Wannsee le 20 janvier 1942. Sans évoquer pour l'instant le contenu de l'argumentaire (voir ci-après partie II), on peut faire remarquer que le "post-scriptum" vient en plus non seulement des deux autres textes du livre, mais aussi de l'oeuvre de Benjamin, dont il est une sorte de complément post mortem. C'est plus qu'un troisième texte, c'est un texte supplémentaire, un peu à la façon dont un paragraphe a été ajouté en surnombre de La Dissémination (1972), un procédé qu'on retrouvera ultérieurement dans différents textes derridiens décrits ici.
p9 : Avertissement. p11 : I. Du droit à la justice. (texte lu à l'ouverture d'un colloque organisé à la Cardozo Law School en octobre 1989). p65 : II. Prénom de Benjamin. (ce texte n'a pas été lu à la conférence d'octobre 1989, mais il y a été distribué. Il a été lu le 26 avril 1990 à l'Université de Californie à Los Angeles). p137 : Post-Scriptum (lu le 29 avril 1990). --- Les deux textes regroupés dans ce livre, écrits en 1989, marquent le début d'un infléchissement de la pensée derridienne. Certains commentateurs ont parlé de tournant éthique, mais la formulation est excessive, car l'éthique a été active chez Derrida dès le début. Il s'agit de marquer les règles de l'intervention dans l'espace public. Contre un certain style déconstructionniste (militant et souvent obscur), il s'agit d'expliciter la position de la déconstruction par rapport à certaines questions centrales, comme la justice.
I. Du droit à la justice. Jacques Derrida a lu lui-même ce premier texte en langue anglaise, tandis que le second a été lu par Saul Friedlander (toujours en anglais, semble-t-il) à un autre colloque auquel il ne participait pas. Il insiste sur ce point. Bien que le texte ait été écrit en français, il en lit la traduction. Il a écrit par avance une phrase qu'il prononce d'abord en français "C'est pour moi un devoir, je dois m'adresser à vous en anglais", puis en anglais. Pourquoi cette obligation, et cette insistance sur la question des langues? S'il faut s'exprimer dans la langue de l'autre, est-ce seulement pour se faire comprendre [car l'autre est présupposé ne comprendre que sa propre langue]? Pas seulement. Il est des expressions idiomatiques qui ne peuvent se dire qu'en anglais : to enforce the law, to adress (verbe intransitif). Les dire en anglais, c'est s'inscrire d'emblée dans la singularité de l'idiome. - Appliquer la loi, en anglais, c'est faire allusion à une force interne qui, bien qu'elle puisse être jugée injuste, injustifiable, est au commencement de la justice. D'où vient cette force auquel le droit doit nécessairement en appeler? Qu'est-ce qui la légitime? Rien d'autre, dit Derrida, que la croyance. L'autorité des lois repose sur un acte de foi. Elle tient à l'exercice même du langage "au plus intime de son essence", c'est-à-dire en ce lieu où s'exerce, pour employer une formulation de Montaigne, le fondement mystique de l'autorité. - Adresser une question, en anglais, c'est s'y impliquer, ouvrir une problématique. Pour la déconstruction, la justice est un problème essentiel, tellement essentiel que Derrida avance la formule : La déconstruction est la justice. Pourquoi? Parce que la justice se situe hors et au-delà du droit, en ce lieu ni légal ni illégal où la loi est fondée. La déconstruire est une expérience de l'impossible et aussi la seule façon de refonder et transformer le droit. Il faut la justice, mais ni la déconstruction, ni la justice ne sont jamais présentes. On ne peut les adresser qu'indirectement, de manière oblique. Il n'y a pas de justice sans l'expérience de l'aporie. Elle pose des problèmes infinis, alors qu'on ne peut adresser que des cas particuliers, singuliers, selon des règles nécessairement limitées. Toute décision juste fait l'épreuve de l'indécidable : il y a en elle une incertitude de principe, un grain de folie dont elle garde les traces. Pour faire la loi, il faut un coup de force, une violence performative et interprétative, sans la garantie d'aucune législation ni d'aucun droit antérieur. Un acte de ce type, interne à la loi, se produit chaque fois qu'on agit par devoir ou respect de la loi. Comme il n'existe aucune règle pré-établie qui pourrait s'appliquer à une situation unique, il faut inventer, chaque fois, une nouvelle règle, dans un idiome correspondant à la singularité de l'autre. C'est chaque fois un acte illocutionnaire, une différance, une décision irremplaçable, une affirmation de signature qui s'impose dans l'urgence et déconstruit toutes les partitions qui instituent le sujet humain (adulte/enfant, homme/femme, humain/animal, etc...) [car la justice ne s'arrête pas à ces partitions]. Notre responsabilité à l'égard de l'animal et du végétal, comme à l'égard de l'enfant, est illimitée, incalculable, toujours en excès. Par rapport à la justice, la responsabilité de la déconstruction est double : rappeler, en plus d'une langue, l'histoire, les fondements et les présupposés de ce concept; déconstruire aussi tous les concepts connexes : sujet, volonté, personne, décision, moi, etc... En contribuant à la transformation du droit, la déconstruction ouvre la possibilité de l'avenir.
II. Prénom de Benjamin. Lors du colloque d'octobre 1989, Jacques Derrida n'a pas lu lui-même ce texte, mais il a tenu à le faire lire par un tiers, Saul Friedlander, quelques mois plus tard, comme pour insister sur le fait que les deux textes de Force de loi étaient inséparables. Le premier porte un titre général, Du droit à la justice, tandis que le second porte un titre singulier, Prénom de Benjamin. Ce prénom est Walter, qu'on retrouve dans les mots allemands violence (Gewalt) et souverain (waltende). En 1921, Walter Benjamin a écrit un texte dont le titre est "Critique de la violence" (Zur Kritik der Gewalt). Son prénom se trouve dans ce titre; et il se trouve aussi deux fois dans la dernière phrase énigmatique du texte : La violence divine, qui est insigne et sceau, non point jamais moyen d'exécution sacrée, peut être appelée souveraine. Selon Derrida, c'est un texte étrange, déroutant, inquiétant, aporétique, qui ne propose une série de distinctions que pour les déconstruire immédiatement, et finit par succomber à la tentation de faire appel à une justice ininterprétable, la justice divine. Il y aurait un rapport entre cette signature, d'un prénom que Benjamin a reçu de l'autre, du tout autre (comme pour toute nomination) et l'affirmation selon laquelle la justice ne peut pas être rendue par le droit positif (qui est toujours corrompu), mais seulement depuis un lieu autre [qu'on peut appeler Dieu]. Donc, Walter Benjamin introduit une série de distinctions : entre moyens et fins, entre droit naturel et droit positif, entre droit et justice, entre violence fondatrice et conservatrice, entre violence mythique et divine. Mais quelque chose, une sorte de contamination [la différance] fait que ces distinctions ne tiennent pas. Ce texte est exemplaire, selon Derrida, car il fait de lui-même l'expérience de la déconstruction. C'est un texte qui s'affecte, s'auto-affecte, s'auto-hétéro-affecte, sans s'achever. Il se présente comme une ruine, une blessure ouverte. Ainsi la violence fondatrice qui institue la loi par un acte arbitraire, une décision exceptionnelle, tautologique, devrait-elle s'opposer à la violence conservatrice qui s'appuie sur le droit institué; mais dans la police cette institution vacille, l'acte violent initial est réitéré. La même force qui voudrait préserver l'Etat contribue à re-fonder un autre Etat. On retrouve cette corruption dans le droit de grève ou le droit de la guerre. Le paradoxe de la loi, c'est que la violence hors la loi se déploie à l'intérieur même du droit. La violence fondatrice (terrifiante, indéchiffrable) reste injustifiable, sauf par un droit futur, à venir, dont on ne peut savoir à l'avance s'il réussira; en fonction de ce qui arrivera après-coup, l'origine sera altérée - et éventuellement légitimée. La violence du droit, qui se manifeste souvent comme brutalité, pouvoir, dictature, est selon Derrida spectrale (gespenstische) ou spirituelle (geistig), deux mots qui se trouvent dans le texte de Benjamin. Ce qui s'accorde avec l'autorité, la souveraineté (des décisions, ordres, prescriptions), relève d'une mystique qui fait oublier la violence, une amnésie qu'on retrouve aussi chez Heidegger. Sous cet angle la distinction entre violence mythologique et violence divine ne tient pas. A cette violence légale s'oppose une justice sans droit, incalculable pour l'homme avec les moyens de la raison. Cette justice-là ne peut faire l'objet de règles générales. Elle ne vaut que pour une situation singulière, un individu, un peuple, une langue, une histoire. Elle est indécidable, inconnaissable, incalculable et pourtant elle seule peut faire l'objet d'une décision politique qui ouvrirait une ère nouvelle. En ce point, où Walter Benjamin rejoint la tradition judaïque, Jacques Derrida ouvre un questionnement. D'un côté, il reconnaît (et revendique) sa proximité avec ce Dieu souverain qui signe en secret d'un sceau indéchiffrable. Mais d'un autre côté, le texte de Benjamin lui semble par certains aspects redoutable, insupportable, inacceptable. Selon Benjamin, puisque le droit et la justice sont inconciliables, il faut choisir entre l'un et l'autre - et il choisit la justice contre le droit. Selon Derrida, s'il y a une fatalité, c'est celle du compromis entre ces ordres hétérogènes. Il faut obéir à la fois à la loi de la représentation (la raison, le calculable) et à la loi qui soustrait l'unique à toute représentation (incalculable). En privilégiant une justice divine qui se situerait au-dessus de la raison, Benjamin ouvre la voie à une logique que Derrida rejette absolument, celle qui, devant un événement sans nom comme la "solution finale" des nazis, conduirait au renoncement à toute explication rationnelle, mettrait en avant l'action d'une "justice divine" ininterprétable et injustifiable. Quand Derrida en vient à dénoncer une complicité discursive entre Walter Benjamin, Heidegger, Carl Schmitt et les nazis, on peut avoir du mal à le suivre. Pourquoi attend-il la page 145 de ce texte très dense pour procéder à cette dénonciation, après avoir montré sur 145 pages à quel point son concept de droit et de justice était proche de celui de Benjamin? Pourquoi dénoncer une thèse inventée de toutes pièces (Benjamin parlant fictivement en 1921 d'un événement, la "solution finale", intervenu en 1942, presque deux ans après son suicide), après avoir démontré dans le détail que ce texte déconstructif ne figeait aucune opposition établie, pas même les siennes? Tout se passe comme si Jacques Derrida avait voulu atténuer la radicalité d'une construction théorique dont, au fond, il partage l'essentiel. Penser le nazisme depuis son autre (la possibilité de la singularité, de la signature et du nom), reconnaître qu'aucun humanisme ne peut se mesurer à la Shoah, conduirait à développer des concepts purs [à la façon de l'hospitalité, du don ou du pardon] détachés de tout engagement concret. Or sur ce point (comme sur quelques autres), il faut rester engagé dans le combat politique, c'est-à-dire dans les rapports de force dont le but n'est pas la destruction du droit au nom de la justice (qu'appelle Benjamin), mais son changement. Mais si l'on suit la démonstration derridienne, le changement du droit [comme sa conservation] n'implique-t-il pas aussi, nécessairement, sa refondation? Sur cette question extraordinairement sensible [la "solution finale"], le principal reproche qu'on puisse faire à Benjamin, c'est d'avoir, par anticipation, tenu jusqu'au bout le fil de l'indécidabilité, du paradoxe et de l'aporie.
---------------------------- Formulations à partir de ce texte (les têtes de chapitre sont entre crochets) :
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Création
: Guilgal |
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Idixa
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Sources DerridaBiblio 1994_FDLFDL YYA.1994.Derrida.Jacques Rang = ZZ_BIB_Derrida_FDLGenre = - |
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