"Ces liens desserés ne me paraissent pas jouer dans une logique de la coupure. Plutôt dans celle de la stricture, dans l'entre-lacement de la différance de (ou comme) stricture. Le desserrement des lacets n'est pas absolu, il n'absout pas, ne délie pas, ne coupe pas. Il garde une stricture organisée" (La vérité en peinture, pp388-389).

Comme Heidegger, qui suit une longue tradition depuis Platon et son cordonnier, Derrida prend un tableau, les Vieux souliers aux lacets (Van Gogh) pour paradigme de l'oeuvre. A qui appartiennent ces souliers? Ni à un paysan (comme le prétend Heidegger), ni à un citadin (comme le prétend Schapiro), car ils sont détachés de toute appartenance, délaissés, abandonnés. Ils ne s'expliquent par aucune valeur d'usage, ni dans le tableau, ni dehors. Ils semblent posés à distance sur un sol indéterminé. Passant dans les oeillets des bords des chaussures, les lacets n'attachent pas mais entrelacent (ils passent alternativement du dedans au dehors, du dessus ou dessous). Ils sont inutiles et inutilisables, probablement dépareillés. Ils ouvrent un autre chemin, supplémentaire, strictement singulier et nécessaire dans sa singularité. Ils ne sont pas coupés de la subjectivité mais détachés [un détachement quasi impérial]. Ne s'accommodant d'aucun système, ils sont tout autre. On ne peut pas les restituer au discours.

On trouvera ici la série des chaussures peintes par Van Gogh. Celles-ci ont été photographiées dans la rue.

C'est ce détachement, ce jeu d'éloignement, qui les rend aptes à porter cette différance qui, dans l'oeuvre, ne s'arrête jamais, cette déstricturation qui peut se restricturer, mais ne devient pas structure (car la stricture garde plus ou moins, peut serrer plus ou moins fort, elle ne devient jamais absolue).