1. Comme d'autres mots, figures ou concepts, la responsabilité selon Jacques Derrida est (au moins) double.
a. Le sujet du logos - la loi du père.
La responsabilité humaniste est celle qui implique de s'acquitter, de manière adéquate et authentique, de ses droits et devoirs dans un système de valeurs, de normes et d'oppositions hiérarchisées (une morale, une éthique). Elle repose sur une parole supposée vraie, vivante, qui fournit les questions et donc aussi les réponses. Par la bouche du sujet qui se déclare responsable, ce sont des voix spectrales qui parlent, un tout autre qui répond (re-spondere) et fait la loi. Que cette loi soit religieuse ou non, il y a des voix qui commandent, à la place du père. Cette responsabilité de type a (logocentrique) ne présuppose aucune décision : c'est l'application d'un programme (un "quoi").
b. L'autre responsabilité, en un lieu d'indécidabilité absolue.
Avant la responsabilité humaniste, avant toute autonomie, affirmation de responsabilité, contresignature, savoir, nous sommes pris dans un rapport à l'autre, une archi-socialité, hétéronomique et dissymétrique. Dès la naissance - et même avant la naissance -, nous sommes engagés par ceux dont nous héritons. Une instance engage, acquiesce, interroge. Ce "qui" singulier, pas encore identifié à un sujet, aura répondu avant même qu'une question n'ait été formulée. Nous pouvons vivre cela comme une chance, un destin ou une malédiction (à la façon d'Hamlet), mais dès lors que nous acceptons l'héritage - et il suffit d'entrer dans le langage pour qu'il soit accepté -, il nous faut prendre avec lui la faute, la tragédie et la blessure, il nous faut répondre d'un rapport à l'autre (répondre à l'autre, et aussi pour l'autre), d'une alliance, et aussi d'une perte. Quoique sacrificielle elle aussi (comme la responsabilité de type a), cette réponse n'est pas programmable à l'avance. En-dehors de la loi du père, une autre exigence, imprévisible, peut survenir.
Dès que je parle en mon propre nom, l'autre apparaît comme tel. Il m'excède, me surprend, me parle dans une langue étrangère. Je ne peux m'engager vis-à-vis de lui que dans ma langue, le faire dans la sienne serait irresponsable. Son imprévisibilité réduit à néant ma responsabilité (type a). Mais par ailleurs, il me libère du savoir et du calcul, il ouvre la voie à ce qu'on appelle la liberté. Après tout, sa langue pourrait s'avérer devenir la mienne. C'est dans cet écart que, d'urgence, une autre responsabilité (type b) peut éventuellement s'exercer, sans jamais effacer sa dimension aporétique. Si elle se règle sur un savoir ou un choix préétabli, elle est possible, mais en se réduisant à la simple exécution d'un programme, elle se fait irresponsable; et si elle ne s'y règle pas, si le sujet comme tel se retire, s'il renonce à tout calcul, s'il se donne la mort, alors la responsabilité devient impossible. Toujours insuffisante par rapport à ce qu'elle doit être, elle est vouée à l'hérésie.
Ce moment originaire, c'est aussi celui de la réponse d'Abraham à l'appel du Dieu biblique qui l'invite à monter, avec son fils, vers le mont Moriah. Me voici, dit-il sans hésiter. Son engagement irrévocable, indéniable, où une décision se prend comme telle, en-dehors de toute règle ou morale établie (type b), tout en devenant le point de départ d'une série de droits et de devoirs (type a), est structurellement ambigu. Aujourd'hui, à chaque décision, le paradoxe d'Abraham est mis en jeu. Quelle que soit notre filiation, nous en sommes les héritiers.
2. Aporie d'un concept général, universel.
Si l'on pouvait former un concept général, universel, de responsabilité, alors on ne répondrait plus de rien, on ne déciderait de rien, on serait radicalement irresponsable. Il faut rompre avec cette tentation, prendre le risque d'une responsabilité sans fondement (sans concept), absolument singulière, exceptionnelle, extraordinaire. "Ma" responsabilité est celle d'un autre indéniable, qui est aussi le lieu d'un "peut-être" irréductible, d'une indétermination qui ouvre à jamais le questionnement. Aucune réponse, aucune responsabilité de type a (logocentrique), aucune justification ne peut supprimer ce questionnement qui disjoint le penser et le connaître. La responsabilité de type b ôte toute assurance au discours. Dès qu'on entre dans le milieu du langage, on perd la liberté, la possibilité de décider. On ne peut plus étayer les distinctions traditionnelles, y compris entre éthique, politique, droit et religion, sur aucune convention.
La mémoire européenne est contradictoire, paradoxale : à la fois universaliste, dans la position du cap, et dispersée, à l'écart de soi. La responsabilité politique, aujourd'hui, ce n'est pas choisir l'une ou l'autre voie, c'est faire l'épreuve de cette aporie, l'expérience d'un impossible. Il en résulte une série de devoirs, tous aporétiques, qu'il faut endurer, mais toujours sous forme négative. Pour agir selon la justice, ou la raison, ou la liberté, dit Derrida, il faut que nous ne disposions d'aucune règle générale. Procéder autrement reviendrait à la simple application d'un programme ou d'une norme. Ce serait irresponsable.
On ne peut pas définir la responsabilité, tout ce qu'on peut faire, c'est la prendre - et il n'y a pour cela ni recette, ni programme. Pour ce qui le concerne, Jacques Derrida a interrogé l'histoire de l'Occident en s'appuyant sur Kant, Kierkegaard, Heidegger, Lévinas, etc. L'éthique ne se stabilise pas dans ces textes. Il ne s'agit pas pour lui de lui trouver un fondement, elle ne peut qu'en manquer, mais d'obéir à une autre injonction : l'ouverture sur l'avenir. Il faut répondre à cet appel, au risque de l'irresponsabilité.
3. Foi et responsabilité.
L'événement chrétien émerge historiquement par dénégation, refoulement du démonique. Pour s'éveiller à la responsabilité, pour devenir une personne singulière, il faut un don sacrificiel (Isaac, Jesus) qui détruise les mystères passés, qui donne la mort à ces traditions. Il doit dépasser, dominer ou détruire le sacré orgiaque, faire son deuil du démonique tel qu'il est problématisé par Jan Patocka dans ses Essais hérétiques : l'inconnu, le sacré, l'initiatique, l'ésotérique, le sexuel, le mystérieux, etc., qui fait irruption et nous pousse à fuir notre responsabilité. Dans cet espace de non-responsabilité (avant l'éthique courante, avant la religion), on n'avait à répondre ni de soi, ni de l'autre, ni devant l'autre; tandis qu'avec la conscience de soi du discours moderne, le "je" prend confiance en l'exercice purement intérieur de la pensée. En ce lieu psychique, il suffit de rendre compte au logos lui-même. A l'extériorité démonique succède une autre extériorité.
Le concept de responsabilité hérite de la problématique chrétienne du don. On ne peut assumer sa responsabilité que depuis un lieu irremplaçable, unique, absolument singulier : celui du sacrifice d'Isaac qui, dans la perspective chrétienne, est aussi le sacrifice du Christ. En ce lieu, les obligations courantes à l'égard de la famille ou des proches sont annulées. Je dois entendre un appel à un devoir absolu, infini, inouï, où j'accepte la mort, y compris la mienne propre ou celle de mon fils, pour répondre à l'autre (sa demande d'amour, son imploration) et de l'autre. La bonté émerge comme une loi, un don venu de l'autre. L'individu responsable, irremplaçable, doit s'oublier lui-même, s'effacer, se donner la mort dans une relation dissymétrique où un tout autre absolument invisible (Dieu) le prend sous son regard. Par cette profession de foi, au-delà de toute norme et de tout savoir, par ce retrait, il renonce à tout échange avec ses proches, à toute obligation liée aux rapports sociaux, économiques, symboliques et culturels, et même à toute signification, à toute propriété. On aboutit à un concept de responsabilité absolue, inconditionnelle, né en Europe et pas ailleurs, impossible à réaliser dans la pratique (comme les autres inconditionnalités), mais sans lequel la responsabilité courante est impensable.
Mais comme tout deuil, le don responsable garde ce qu'il abandonne. Les "mystères orgiaques" qui poussent à l'irresponsabilité ne sont pas supprimés, mais incorporés, subordonnés à cette transcendance qui prolonge l'anabase platonicienne (l'âme qui se dégage du corps). Je ne suis responsable que sous l'autorité d'un tout autre qui peut toujours renouer avec des forces inconnues.
4. Ce qui ne répond pas.
Il y a du secret. Etranger à la parole, ce secret sans contenu, hors d'atteinte, ne répond pas. On ne peut en témoigner que par ses traces (silence, mensonge, tromperie, leurre, fiction, stratagème, fantasme, etc.), c'est-à-dire indirectement, obliquement. Jamais on ne peut lui demander des comptes. Ce sans-réponse brouille les bornes, les frontières, les délimitations, les lois. Il expose à l'épreuve d'un indécidable qui n'est pas un pathos, une indécision psychologique, mais la reconnaissance de sa possibilité irréductible. Nous ne pouvons pas répondre à la place d'un autre qui ne répond pas; mais nous pouvons entendre la provocation ou l'appel qui nous arrive d'un lieu inconnu. Entendre cet appel, c'est ouvrir une responsabilité démesurée, pour laquelle il n'y a pas de concept adéquat. La tâche d'hériter est impossible.
Ni le langage, ni les doctrines existantes du devoir ou de l'éthique ne fournissant la réponse attendue, nous devons nous tourner vers un discours d'engagement, d'attente ou de prière, vers une invention, un idiome, une oeuvre. Ainsi la responsabilité, sur le mode du "répondre à", se joue-t-elle dans le temps. Il ne peut y avoir décision, éthique, justice, qu'en témoignant, dans le silence et la solitude, d'un secret qui laisse une place infinie.
5. La responsabilité de l'université..
Est-il possible, dans le champ universitaire, de s'accommoder du "sans réponse" de l'autre? Jacques Derrida appelle à une nouvelle responsabilité. Il faut à la fois penser selon le principe de raison et, en un clin d'oeil, en déconstruire le fondement. Il ne s'agit plus de viser l'efficacité, comme y incitent les technosciences, mais de produire chaque fois, performativement, la singularité d'une oeuvre. La particularité du travail universitaire, qui ne s'impose pas pour les autres types d'oeuvres, c'est que pour chaque opération qu'il propose, il voudrait rendre aussi claire que possible la transformation engagée. Affirmer une axiomatique, des thèses, discuter, polémiquer, penser les antinomies constitutives de la philosophie ou d'un autre champ du savoir, laisser se former une communauté de responsabilités, c'est une tâche spécifique qui repose sur sept commandements dont voici la liste :
cf : La philosophie repose sur une série d'antinomies que, en tant que communauté de responsabilités, elle doit penser.
Sans rien soustraire aux questions déconstructrices, les universitaires doivent inventer un lieu de rencontre, une médiation ou un compromis unique entre l'indécidable et un système de normes. Mais ceci ayant été énoncé, les spécificités du mode opératoire universitaire ayant été explicitées, la loi régulatrice de l'oeuvre en général, qui opère dans l'université comme ailleurs, est celle de la singularité de l'idiome intraduisible. Cette loi, qui intervient comme exception culturelle ou poétique, vaut dans la langue, dans l'image, dans l'espace public, au-delà des mutations techniques, commerciales et juridiques d'aujourd'hui. On ne peut répondre de l'autre, on ne peut répondre à l'autre avec responsabilité, sans être affecté par cette loi.
6. Irresponsabilité?
Le sujet conscient abrite en lui un noyau d'irresponsabilité ou d'insconscience absolue, que l'histoire n'efface jamais. Tout engagement fait resurgir ce noyau d'impensé ou d'impensable, cette dimension hérétique, hétérogène, sans laquelle il n'y aurait ni incertitude, ni à-venir. On est alors tenté de conjurer ce danger, par exemple en s'appuyant sur un tiers (l'Etat, le droit, la politique); mais alors, c'est la responsabilité elle-même qui est parjurée, trahie.
En réponse à l'incertitude, on peut, comme Artaud, déclarer unilatéralement sa propre irresponsabilité : une profération qui, chaque fois, fait irruption dans l'urgence, sans qu'on sache d'où elle vient. Une telle parole peut être rapprochée de celle du souverain, qui n'a à répondre de rien. Elle obéit à la loi énoncée ci-dessus avec cet élément supplémentaire : on suppose que l'absolue souveraineté, comme Dieu ou comme la mort, a droit à l'irresponsabilité. La non-réponse est l'exercice de ce droit. D'un côté, en tant qu'elle est hétérogène à tout pouvoir, c'est la tâche d'une démocratie à venir. Mais d'un autre côté, une irresponsabilité qui ne serait rien d'autre qu'une non-réponse aveugle, quelles que soient ses justifications (science, conscience, connaissance ou autre), porterait le plus grand risque, celui du mal radical.
Prendre acte d'une réponse qui ne s'exerce pas à l'égard du semblable, mais du dissemblable, du tout autre, voire du monstrueux, n'est pas non plus sans danger. C'est cependant un pas vers l'autre voie, celle où la plus radicale irresponsabilité, en se déliant de toute communauté, culture, lien social, ouvre la possibilité du rapport à l'autre en tant qu'autre, c'est-à-dire à l'hyper-responsabilité la plus inouïe. C'est ce qui arrive, peut-être, au cinéma.
7. Des responsabilités qui ne soient pas des valeurs.
Avant tout contrat, tout langage, toute histoire, nous sommes pris dans la logique d'en endettement originaire. Cette sorte d'élection irrémédiable [dont Jacques Derrida note qu'elle est, inexplicablement, couplée avec le nom de Juif] appelle une responsabilité unique, déracinante, qui excède le droit. Si la responsabilité ne peut plus dominer comme valeur, bonne conscience, morale ou consensus, il faut en appeler à une autre responsabilité, au moins double, qui est spécifiquement celle de la déconstruction : devant la mémoire, devant la justice, et aussi, en plus, devant l'autre.
Cette responsabilité est hyberbolique. Chaque vivant, quel qu'il soit, humain ou animal, porte un monde, pas seulement son monde à lui, mais le monde en général. Quand il disparaît, son ami resté seul hérite de cette responsabilité : c'est à lui de porter seul, en plus de son monde, au nom de l'autre, le "sans monde" de l'autre. Mais pour répondre à toujours plus de justice, en-dehors de tout sommeil dogmatique, il faut aussi ouvrir la possibilité d'une transformation juridico-politique. Le mot "justice" est porteur d'une histoire, de présupposés. Il reste lié, par tradition, à des notions classiques : la loi, l'intention, le sujet, la décision, etc. La responsabilité de la raison, c'est d'exiger une transaction "raisonnable" entre ses deux sources : conditionnel / inconditionnel, calculable / incalculable.
Entre les devoirs positifs, les obligations, et ce sur-devoir qui, pour être un devoir, ne doit rien devoir, il y a toujours oscillation. On ne peut pas dissocier le "raisonnable" de l'inconditionnel. Chaque fois, ce sont d'autres "maximes de transaction" impossibles, inouïes, qui doivent être inventées.
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